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L’esthétique religieuse du sadomasochisme: “Histoire d’O”, de Pauline Réage

[caption id="attachment_1758" align="aligncenter" width="313"] Illustration lithographique de Histoire d’O par Leonor Fini[/caption]

Dans un entretien avec le New Yorker, en 1994, la très âgée et très respectable journaliste Dominique Aury, née Anne Desclos, reconnait officiellement être détentrice d’une troisième identité : elle est Pauline Réage, l’auteur mystérieuse et jamais dévoilée du très décrié Histoire d’O (1).

Cinquante ans de secret bien gardé et de conjectures folles prennent fin. Publié en 1954 par le jeune et impétueux Jean-Jacques Pauvert (qui venait de republier tout Sade) et banni de publicité jusqu’en 1967, le roman sulfureux aurait été conçu par Aury comme une lettre d’amour à son amant, Jean Paulhan. Alors que ses conquêtes amoureuses se multipliaient, l’ancien directeur de la NRF et résistant avait proclamé un jour que jamais une femme ne saurait écrire de roman érotique. Aury releva le défi, et écrivit le livre qui fut pendant plusieurs années l’ouvrage français le plus lu à l’étranger !

Histoire d’O est le récit d’une jeune femme, O, amenée par son amant René dans un château à Roissy. Dans le château et en sortant, elle sera enchaînée, violée, fouettée, mutilée, et formée à être toujours disponible, au château et ailleurs, pour l’assouvissement total des moindres désirs de la confrérie. Après un premier séjour dans le château, O est relâchée, et René la remet à son frère de lait, Sir Stephen, beaucoup plus dominant et exigeant d’O. À plusieurs reprises, les hommes demandent à O si elle consent à continuer et à aller toujours plus loin dans la dégradation. Elle donne son accord à chaque fois. Au terme du roman, on fait allusion à un suicide possible d’O, délaissée par Sir Stephen, mais la fin reste ouverte à l’interprétation du lecteur. Si le style d’écriture du roman est d’une fluidité et d’une maîtrise parfaite, l’ ‘érotisme’ de HO est parfois difficile à supporter. La violence sexuelle y est extrême et la soumission quasi-religieuse d’O à ses bourreaux nous pousse au questionnement. Bataille déjà, dans son œuvre érotique, concevait un lien très étroit entre érotisme, pulsion de mort et instinct religieux. Que doit-on lire dans la volonté d’O de se réduire à néant ?

Aury elle-même, en interview (2), disait du but ultime d’O qu’il est sa propre destruction : « elles veulent être possédées, possédées jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Ce qu’on cherche, c’est à être tué. Que cherche le croyant, sinon à se perdre en Dieu ? ». Dans le roman, malgré les souffrances atroces qu’elle subit, O est heureuse d’être torturée. Elle y consent et n’y renoncerait pour rien au monde. Susan Sontag, dans son article séminal de 1967, « The Pornographic Imagination » (3), fait remarquer que, dans sa soumission, O est un personnage actif, qui dirige délibérément sa pulsion de mort contre elle-même.

« Peu importe le coût en douleur et en peur, elle est reconnaissante pour l’opportunité d’être initiée à un mystère. Ce mystère est la perte de soi », nous dit Sontag. Plus que la mort physique, c’est vers l’effacement total de soi qu’aspire O. Son objectification doit être absolue, sans conditions. Son amant est clair avec elle : si elle consent, elle sera comme « un objet ordinaire qui aurait servi à un usage divin et qui se trouverait par là consacré. (…) O écoutait et tremblait de bonheur ». L’épanouissement spirituel de O dans son anéantissement est ce que Sontag appelle « un paradoxe spirituel, celui du vide rempli et de la vacuité qui est aussi un plenum ». Plus lui nie-t-on son humanité, plus O se sent-elle exaltée, heureuse de vivre, accomplie.

De fait, cet effacement de soi est esthétisé par le roman : les passages où la déshumanisation de O est maximale sont ceux où sa conscience de soi et son intensité d’être atteignent leur sommet lyrique. C’est pour elle une « ascension par la dégradation », dixit Sontag. Cette ascension dans l’horreur atteint son paroxysme à la fin du roman, lorsque O, masquée en hibou, enchaînée par un anneau labial, muette, est offerte comme on offrirait un meuble aux invités de la fête. A cet instant, O est parcourue d’un frisson, se sentant pareille aux « effigies de déesses sauvages » (p.246). Elle atteint symboliquement un statut égal à celui de ses bourreaux, qui se comportent avec elle comme des dieux.

[caption id="attachment_1759" align="aligncenter" width="225"] Affiche du film Histoire d’O de Just Jaeckin (1975)[/caption]

Justement, cette glorification esthétique de l’autodestruction repose très largement sur l’imaginaire religieux dans le roman de Réage. La capitulation de soi, comme reddition, se fait toujours au profit de quelqu’un ou quelque chose d’extérieur, à un Autre. La soumission à cet être supérieur occupe un rôle central dans le champ religieux, que Réage n’hésite pas à croiser avec l’érotisme dans HO. Les allusions religieuses sont nombreuses dans le roman : évocation du martyr de Sainte Catherine, règle du silence et du regard dans le château rappelant la discipline monastique, chaînes qui réunissent les mains de O « comme en prière » (p.43), et ainsi de suite. Mais plus encore que dans les images, c’est dans le champ lexical que la terminologie religieuse se fait insistante. Quelques aperçus :

 « Commit-elle une faute? » (p.72)

 « Ah ! Dieu merci, elle n’était plus libre » (p. 127)

 « Ah ! que le miracle dure, que ne s’efface pas la grâce » (p. 131)

 Dans ce jeu de rôle religieux, ce sont les figures masculines, ses bourreaux et violeurs, qui sont institués en êtres supérieurs, en Dieux vivants. Il est dit que René « la possèderait ainsi comme un dieu possède ses créatures » (p. 55). Aury elle-même reconnaît dans ses interviews le rôle que son exposition au christianisme dans l’enfance a joué dans la formation de ses tendances sacrificielles. Il existe donc un parallèle délibéré entre le roman et le martyr chrétien, où la douleur infligée à soi-même, ou du moins consentie, peut mener à l’enrichissement spirituel et mystique.

Susan Sontag note également qu’on retrouve le domaine religieux dans la volonté totalisante du monde créé par Réage. Ainsi, les règles que O doit observer dans le château et en sortant structurent complètement son monde autour de sa soumission sexuelle. Chaque élément narratif en dépend. Par exemple, son travail de photographe sert de toile de fond plus ou moins crédible. Il sert à introduire le personnage important de Jacqueline, mais n’opère pas comme contrainte fictionnelle rigide sur le récit : il s’accommode sans broncher des absences prolongées d’O et, une fois Jacqueline happée dans la ronde sexuelle des personnages, il disparaît totalement de la toile narrative. Tout dans l’univers créé par Réage sert l’économie pornographique du roman. Mais la pornographie n’est pas le seul système à proposer un univers ainsi totalisant. Sontag remarque que la religion emploie le même procédé, « engorgeant tous matériaux disponibles pour retraduction en phénomènes saturés de polarités religieuses ». Toute représentation de l’intense, comme celle de l’acte sexuel, de la création artistique, de l’énergie révolutionnaire n’est pour Sontag que simple traduction de l’imagination religieuse, qui elle seule est la représentation primordiale, originelle, légitime. La transcendance d’O par l’abandonnement à la violence sexuelle ne pouvait donc être représentée efficacement par Réage qu’en passant par cet imaginaire.

[caption id="attachment_1760" align="aligncenter" width="604"] Scène du film Histoire d’O de Just Jaeckin (1975)[/caption]

Mais est-il simplement question d’efficacité stylistique et émotionnelle ? Le point de vue féministe affirmerait que l’analogie entre les amants/bourreaux et la figure de Dieu dans HO n’est que l’internalisation des valeurs patriarcales et oppressives de notre société. Je serais bien d’accord : il s’agit de ne pas oublier que ce livre est avant tout écrit comme lettre d’amour destinée à nourrir les fantasmes d’un homme, Jean Paulhan. On pourrait toutefois émettre d’autres hypothèses.

Le désir d’effacement par mort métaphorique (son objectification totale) qu’éprouve O n’est-il pas l’expression de l’un des grand maux de l’humanité, le désir d’être libéré de soi-même ? C’est l’avis du critique Peter Michelson (4), pour qui la notion de choix est la clé centrale d’interprétation de O. En ‘choisissant’ de perdre son libre arbitre, O se libère de la peur primitive de l’homme envers l’écrasante responsabilité que constituent décisions à prendre et choix de vie. O est sous contrainte maximale, elle est donc libre de toute obligation d’action. On décide de tout pour elle, elle n’a rien à délibérer, rien à trancher : elle réintègre le paradis perdu de la petite enfance.

Une autre voie d’interprétation encore s’ouvre à nous. Au vu de la prégnance de l’imaginaire religieux, on pourrait lire dans le sadomasochisme d’O une tentative de reconstitution du champ de spiritualité disparu de la vie moderne depuis la mort de Dieu proclamée par Nietzsche. L’abandon dans la souffrance aux mains d’un être supérieur qui, fut-il humain, amène le sujet vers une forme de transcendance est la reproduction séculaire de l’abandon au Dieu unique par le martyr et la pénitence, et de l’épanouissement qui en découle. HO exprime donc une possibilité de transcendance spirituelle par l’oblitération du Soi qui ne passe plus par la prière, tombée en désuétude, mais par le masochisme et l’objectification sexuelle.

Il est essentiel de rappeler, pour conclure, que ce livre ne doit être pris que pour ce qu’il est : un ouvrage de fiction. Aury ne fait pas l’éloge des chaînes, du fouet, du viol et des tournantes brutales. Elle utilise la voie littéraire pour la mise en scène métaphorique de fantasmes, de tendances, et d’aspirations. De telles violences seraient inacceptables en réalité, et Aury le sait, lorsqu’elle nous rappelle en interview que « Histoire d’O est une féerie pour un autre monde ». On reste dans l’exploration artistique et sémiotique de la spiritualité qui bouillonne dans l’érotisme sadomasochiste : là où il y a signe, il n’y a ni apologie, ni prescription.

Un problème demeure, cependant. Si symbolique et métaphorique le roman soit-il, il reste que l’exaltation métaphysique du dépassement de soi passe par une dégradation sans limites du corps de la femme, et par la soumission à des hommes qui, sous un vernis raffiné, sont brutaux et sans scrupules. Lorsqu’on sait que le livre fut produit pour un homme réputé coureur, machiste et affreusement misogyne, difficile de ne pas voir l’immense question éthique qui se pose à la lecture de ce roman. Que le personnage cherche des substituts au Dieu mort, soit ! Mais si ce substitut ne doit être incarné que par des avatars violents et agressifs du sexe masculin, gare aux lectures qui s’aventureraient hors du sentier symbolique. N’y a-t-il pas risque que la perpétuation de ces schémas de domination ne soit reçue en justification des pratiques les plus dégradantes et inacceptables ? La défense sémiotique se heurte parfois à la réalité des échanges entre fiction et réalité. C’est cette question qui doit être posée, une fois les mécanismes symboliques et esthétiques de Histoire d’O mis à jour.

Lucas Gaudissart

                                                                                                                  

(1) Pauline Réage. Histoire d’O, (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1954 1975)

(2) Régine Deforges, Confessions of O: Conversations with Pauline Réage, (NYC: Viking Press, 1979)

(3)  Susan Sontag, “The Pornographic Imagination”, in Sontag, Styles of Radical Will (New York: Delta, 1981)

(4) Peter Michelson, Speaking the Unspeakable: a Poetics of Obscenity (Albany, NY: SUNY Press, 1993)