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Entretien avec Bruno Latour (2/2) : L’art et la science

[Lire la première partie de l’entretien]

Peut-on parler d’imagination dans le travail scientifique comme on peut en parler en art ?

J’éviterais le mot imagination, d’abord parce que beaucoup d’artistes n’ont aucune imagination. Il faut inventer des mondes, mais le mot imagination a une connotation trop fortement subjective et liée à une certaine histoire de la séparation entre sciences et art. Disons plutôt que les capacités de création et d’inventions de mondes sont les mêmes dans les deux cas. Et il y a encore une fois beaucoup d’interférences entre les deux, mais ça ne veut pas dire que c’est la même activité, parce que la production de  l’appareil de preuves et d’épreuve scientifique et de preuves et d’épreuves artistiques ne vont pas du tout dans la même direction. Même si ce sont les mêmes humains, les mêmes cerveaux, les mêmes compétences cognitives, les mêmes expériences émotionnelles. Dans les deux cas il faut être passionné et complètement capable de se plier à l’intérieur, imaginer ce que les objets vont devenir, donc si vous étudiez un chromosome et sa séparation, il faut que vous deveniez ce chromosome, de même que si vous étudiez ou si vous voulez jouer Don Juan, il faut devenir Don Juan donc les capacités  de changer de point de vue et de se positionner dans d’autres personnages, que ça soit des personnages humains comme Don Juan ou des personnages non humains comme un chromosome, demandent les mêmes compétences.

Qu’entendez-vous par l’iconoclash? A-t-il un sens particulier au jour d’aujourd’hui ?

Iconoclash c’est un terme que nous avons inventé tout d’abord pour le titre d’une exposition* qui est devenue célèbre, bien que peu visitée, pour désigner la suspension de l’acte iconoclaste. Dans l’iconoclasme vous pensez que c’est très bien de démolir des images, comme font les talibans en ce moment avec les tombeaux des sages soufis à Tombouctou ou comme on le fait maintenant quand on parle de critique radicale de la société ou du capitalisme. L’iconoclasme se pense alors comme une vertu. L’iconoclash, quant à lui c’est la suspension de cette vertu, c’est l’interrogation sur cette vertu. Dans un moment où le fondamentalisme devient une espèce d’horizon de la pensée, il est très important de pratiquer l’iconoclash et non pas l’iconoclasme, même si le terme n’est pas très beau, il mélange le grec et l’anglais, mais le sens lui est très important. L’iconoclash c’est de s’interroger, avant de commencer à fracasser les images, sur ce que ces images font, et de ne pas simplement aussitôt les considérer comme une source d’indignation.. Ils ne sont pas tous talibans les iconoclastes, beaucoup de pensée critique, d’automatisme de la pensée critique a toute une version moraliste qui est tout à fait proche de cet enjeu.

Dans l’exposition nous avions liés trois domaines et formes de représentation, la religion, l’art et la science. L’iconoclasme fait partie de la religion, en tout cas dans les religions occidentales depuis Moïse et le deuxième commandement. On retrouve cela en art, puisque l’art contemporain, jusqu’à la fin des avant-gardes est considéré comme un mouvement d’iconoclasme volontaire. Le mouvement, bien que moins connu, existe aussi en sciences, reflété par une méfiance très profonde sur le statut des images et de la visualisation. Nous avions liés dans le catalogue ces trois formes de représentation.

Dans votre ouvrage, « Nous n’avons jamais été modernes », vous expliquez que la modernité n’a jamais pu atteindre ses objectifs et remplir son programme d’indépendance du savoir, et de séparation entre la culture et la nature ? Dans ce cas sommes-nous moins modernes que jamais ?

Oui, on pourrait dire ça. On n’a jamais été moderne, mais on l’est encore moins maintenant, dans la mesure où les questions écologiques ont donné à la formule de séparation entre culture et nature un sens tellement absurde que plus personne ne soutient. Le terme de modernité implique qu’il y aurait un horizon où l’on sépare les questions de plus en plus distinctes de nature et culture. Or la réalité est contraire, elles sont de plus en plus intimes. On a pu penser qu’on était moderne à de très courts moments, probablement à la fin de la guerre de 40, dans une version très optimiste sur l’organisation du monde, et une version très anthropocentrique de l’émancipation humaine, et maintenant évidemment plus personne n’imagine que l’horizon dans lequel nous sommes tous est celui de la modernisation. Ceci dit, c’est vrai pour l’Europe, parce que simultanément les autres cultures sont dans une période d’hyper-modernisation au sens classique du terme, de modification des campagnes et des constructions des villes, comme au Brésil, en Chine ou en Inde. Ainsi le ‘nous’ qui dirait que nous n’avons jamais été si peu modernes, doit être un peu varié. Cela s’applique aux Européens mais bien moins aux Américains en raison de la critique très forte des questions écologiques, une sorte de régression américaine très intéressante à observer. Un Brésilien se réjouira sûrement d’enfin accéder à un statut de modernisation accélérée, pas pour longtemps, mais ça reste un horizon pour eux, pas pour nous.

L’art contemporain est-il vraiment contemporain ?

Je ne pense pas, et c’est pour cela que nous avons créé la SPEAP, pour sortir d’une certaine déconnexion entre des idéaux de beaucoup d’artistes d’art contemporain, de scientifiques d’intellectuels, de journalistes, et la situation historique de n’avoir jamais été moderne. Il y a quelques artistes dans différents domaines qui travaillent ces questions de savoir dans quelle époque nous nous situons. Cela n’est pas vrai de Fabrice Hyber par exemple, mais des artistes comme Thomas Saraceno ou Adam Lowe, qui, eux, sont en résonance avec leur époque. Mais les artistes sont très peu unifiés sur cette question. Il est très compliqué de savoir quels sont les artistes qui sont de leur temps, en fait la plupart des artistes ne sont pas de leur temps, ils sont d’un temps passé, ils sont XXe siècle.

Les avant-gardes se construisaient sur une volonté de rupture avec le passé qu’au final ils n’arrivaient pas à dépasser. Mais le temps des avant-gardes est complètement passé, les artistes aujourd’hui sont plutôt dans une version autonome, critique d’expression d’eux-mêmes qui est très XXe siècle mais qui, je pense, n’a plus de lien avec la situation historique dans laquelle on est. La formation au sein de la SPEAP se construit au contraire sur ces effets d’enquêtes, d’analyse d’enquêtes, qui sont très intéressants parce que cela redonne un lien avec le terrain de la période dans laquelle nous sommes et non pas l’imitation d’une période dans laquelle les artistes étaient autonomes.

Entretien réalisé par SB

                                                                                           

* Iconoclash, « fabrication et destruction des images en science, en religion et en art », dirigée par Bruno Latour et Peter Weibel, du 4 mai au 1er septembre 2002 à Karlsruhe.