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“Le Guépard” et “Vestiges du jour” : Ce qu’il reste de la civilisation européenne

Qu’y a-t-il de commun entre le roman d’un aristocrate italien traitant du rattachement de la Sicile au royaume d’Italie, et celui d’un Britannique d’origine japonaise décrivant l’univers des grandes demeures anglaises de l’Entre-deux-guerres ? A première vue, tout oppose Giuseppe Tomasi di Lampedusa, mort en 1957 sans connaître le succès foudroyant de son Guépard, et Kazuo Ishiguro, dont les Vestiges du jour furent l’une des réussites littéraire de la fin du siècle dernier en Grande-Bretagne. Les correspondances sont pourtant nombreuses entre les deux ouvrages, qui posent les mêmes questions: sur quoi l’ordre ancien reposait-il? En quoi ses valeurs consistaient-elles? Lampedusa et Ishiguro se demandent indirectement si quelque chose ne s’est pas perdu dans l’élan égalitaire qui a emporté l’aristocratie européenne.

Le Guépard et les Vestiges décrivent tous deux le passage d’un ordre fondé sur une hiérarchie quasi-immuable des rôles à l’ère de l’argent et l’aspiration démocratique. Lampedusa imagine le Prince de Salina et sa famille à l’image de ses aïeux, qui se trouvaient encore à la tête de vastes domaines en 1860. L’ascendance allemande et bourbonne du Prince, sa peau blanche, ses cheveux blonds « au milieu de gens olivâtres et aux cheveux de jais » signent son appartenance aux grandes familles européennes qui règnent sur le continent depuis plusieurs siècles.

Le Prince n’est pas seulement le maître incontesté d’un cercle composé de ses enfants, de gouvernantes et de précepteurs, de gens d’Eglise. Les paysans de Donnafugata, sa résidence d’été, se montrent déférents à son égards : ils « n’avaient rien contre leur tolérant seigneur, qui oubliait si souvent d’exiger les redevances et les petits loyers. » Une certaine mobilité sociale est possible dans le Royaume des Deux Siciles, il est vrai largement le fait du prince. Ainsi Don Ciccio, organiste de l’église de Donnafugata et compagnon de chasse du Prince, défend avec véhémence le régime absolutiste : « pour nous les pauvres gens les choses sont comme elles sont […] mon pauvre père était garde-chasse du pavillon royal de Sant’Onofrio […] On menait une vie dure mais l’uniforme royale et la plaque d’argent conféraient de l’autorité. Ce fut la Reine Isabelle, l’Espagnole, qui était alors duchesse de Calabre, qui me fit faire mes études et m’a permis d’être ce que je suis, Organiste de l’Eglise Mère ; et dans les années de plus grand besoin, lorsque ma mère adressait une supplique à la cour, les cinq « onces » de secours arrivaient aussi sûr que la mort, parce que là, à Naples, on nous voulait du bien, ils savaient que nous étions de braves gens et des sujets fidèles ».

Ishiguro, de son côté, nous introduit dans l’univers de Stevens, majordome et fils de majordome, au service de Lord Darlington. L’aristocratie britannique – déclinante après la Seconde guerre mondiale en raison d’une pression fiscale bien plus élevée sur la propriété – conserve toute sa puissance au début du vingtième siècle. Comme en Sicile, comme en France pré-révolutionnaire, l’ordre y semble éternel. Stevens décrit « une roue, qui tournait autour d’un moyeu formé par les grandes maisons, dont les décisions primordiales se répandaient jusqu’à toutes les autres, riches et pauvres, qui tournaient autour d’elles ». Servir une maison est un privilège ; les domestiques se sentent investis de la responsabilité de leurs employeurs, à savoir la création d’un monde meilleur.

Le Guépard et les Vestiges ne sont cependant pas une hymne à l’ancien régime. Le Prince de Salina, tout comme Stevens, accueille avec philosophie les changements qui surviennent. En 1860, les Garibaldiens envahissent la Sicile et unifient l’Italie sous la couronne du Roi piémontais Victor. « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change », explique Tancredi à son oncle ; mieux vaut conserver quelques privilèges dans la nouvelle monarchie parlementaire, plutôt que de disparaître totalement. Il faut ainsi s’accommoder de la montée d’une bourgeoisie arriviste et sans manière, incarnée par Don Calogero Sedàra.  Le mariage de connivence entre Tancredi et Angelica, fille de Don Calogero, certes soutenu par une passion sincère, est le prix à payer.

La réalité du changement est d’ailleurs moins évidente, et c’est là l’un des aspects les plus intéressants du roman. De même que Tocqueville met en lumière la continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution, de même Lampedusa montre que la rupture de 1860 n’affecte en rien la malédiction millénaire frappant la Sicile. Don Chevalley, l’émissaire du gouvernement, a beau nourrir de grands espoirs pour l’île dans le nouveau régime, le Prince calme ses ardeurs :  « Le sommeil est ce que veulent les Siciliens, et ils haïront toujours celui qui voudra les réveiller (…) notre sensualité est un désir d’oubli, nos coups de fusil et de couteau, un désir de mort (…) Les Siciliens ne voudront jamais être meilleurs pour la simple raison qu’ils croient être parfaits : leur vanité est plus forte que leur misère (…) Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes ; et tous ensemble, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre. »

Comme le Prince, Stevens observe les changements sans les applaudir, mais semble se faire une raison. Après la Seconde guerre mondiale, Darlington Hall passe dans les mains de Farrday, un riche Américain. Une grande partie du prestige et du pouvoir d’influence de l’ancien propriétaire a disparu, mais l’argent est maître. Le souci d’imiter le mode de vie passé dans ses aspects les plus superficiels prend le dessus. En réalité, la fin d’une époque se fait déjà sentir en 1923, lors de la conférence internationale sur les réparations allemandes organisées par Lord Darlington. La spectaculaire passe d’armes qui oppose le représentant américain, Mr. Lewis,  et les représentants européens annonce un nouveau rapport de force qui ne laisse pas de place aux nobles élans. On pense à Boëldieu et von Rauffenstein dans la Grande Illusion, constatant que l’héritage aristocratique qui les relie sera bientôt emporté par la montée en puissance des masses.

Dans son voyage qui le conduit dans le Devon pour retrouver son ancienne collègue Miss Kenton, Stevens se trouve confronté pour la première fois à la réalité d’un peuple social dont il n’a jamais fait partie. Des villageois le prennent pour un propriétaire, séquence tragi-comique dans laquelle Stevens devient l’incarnation du gentleman. La discussion se tend quand l’un des paysans affirme être un militant politique et défend l’engagement comme un devoir à l’égard de ceux qui se sont battus pour la liberté. Stevens ne peut cacher son inconfort devant tant d’engouement démocratique. Ishiguro choisit pourtant, dans la scène finale du roman, d’entrevoir pour Stevens une forme de réconciliation avec cette société du dehors. La discipline de fer à laquelle il s’est astreint toute sa vie peut laisser plus de place à plus de légèreté, à ce « badinage » qui est la « clé de la chaleur humaine ». Le soir est « la meilleure partie du jour », et cela vaut autant pour Stevens que pour Darlington Hall et le monde ancien.

Au-delà des bouleversements qu’ils décrivent, les deux romans peuvent se lire comme un hommage aux valeurs aristocratiques. Comme Toqueville, Lampedusa et Ishiguro semblent craindre que la déferlante égalitaire n’emporte pas seulement des structures, mais aussi un état d’esprit remarquable. Dans les Vestiges,  la notion de « dignité » est centrale. Un bon majordome n’excelle pas nécessairement dans les secteurs « superficiels et décoratifs » comme la culture générale, la rhétorique ou le glaçage des gâteaux. Il conserve sa maîtrise de soi face au danger, à la provocation, aux situations délicates. Ishiguro prend soin de préciser que cette maîtrise des émotions est le propre des Anglais, et dresse un subtil parallèle avec les paysages d’outre-Manche, dont la grandeur tient précisément à « l’absence de tout caractère dramatique ou spectaculaire ».

La dignité se décline également sur le mode du sens de l’honneur. Darlington souhaite faire avancer la cause d’une révision du Traité de Versailles qu’il trouve immoral. Il espère surmonter l’intransigeance des Français, coupables d’une haine « barbare » envers un vaincu qui mérite le respect. La charge de M. Lewis, le représentant américain, est impitoyable : « Vous n’êtes qu’un tas de rêveurs naïfs (..). Prenons notre hôte. Qu’est-ce qu’il est (…) Un gentleman anglais, à l’ancienne. Loyal, honnête plein de bonnes intentions. Mais sa Seignereurie ici présente est un amateur » (…) L’époque où vous pouviez agir en suivant vos nobles instincts est terminée (…) vous autres Européens, vous avez besoin de professionnels pour veiller sur vos affaires. » Lord Darlington ne cherche pas à le contredire, mais reformule : « Ce que vous désignez du terme d’amateurisme, monsieur, n’est autre que ce que la plupart d’entre nous préfèrent continuer d’appeler honneur. (…) Qui plus est, je crois que j’ai une idée assez précise de ce que vous entendez par professionnalisme. Cela veut dire, semble-t-il, parvenir à ses fins par la tricherie et la manipulation ». L’Histoire donne pourtant raison à Mr Lewis, Lord Darlington se laissant amadouer par les Nazis à l’approche de la guerre.

On retrouve la dignité et le sens de l’honneur de manière indirecte chez le Prince de Salina. Sa « rigidité morale », son « mépris pour ses parents et ses amis qui semblaient aller à la dérive dans les lenteurs pragmatiques du fleuve sicilien », sont la marque de l’indépendance d’esprit, de la force de caractère. Le sentiment de supériorité morale s’efface toutefois derrière une simplicité apparente. Ainsi des flatteries : elles « glissaient loin de la personnalité du Prince comme l’eau sur les feuilles des nymphéas : c’est l’un des avantages dont jouissent les hommes qui sont orgueilleux et habités à l’être ». Le père Pirrone évoque également la générosité et la pudeur des nobles qu’il sert: « si vous saviez (…) à combien de familles (…) ils accordent un abri dans leur palais ! Et ils ne demandent rien pour cela, pas même qu’on s’abstienne des petits vols » (…) ces seigneurs ont la pudeur de leurs ennuis ».

Le panache et la camaraderie de Tancredi  viennent compléter les qualités morales du Prince. Angelica, de son côté, troque peu à peu son ingénuité et sa spontanéité pour l’art de la retenue. Elle bénéficie des conseils de Tancredi : « puisque tu n’es plus une petite provinciale qui s’étonne de tout, tu mettras toujours quelques réserves dans tes louanges ». En elle semble se vérifier la possibilité d’une transmission de valeurs et de manières aristocratiques aux nouvelles classes dirigeantes. Dans le chapitre consacré à la mort du Prince, Lampedusa met cependant en garde : « Le dernier Salina, c’était lui (…) Car la signification d’une maison noble n’est que dans les traditions, dans les souvenirs vitaux ; et lui, il était le dernier à posséder des souvenirs inhabituels, distincts de ceux des autres familles ».

On peut reprocher à Lampedusa et Ishiguro un certain conservatisme, un regard porté sur le passé avec trop d’indulgence. Tous les aristocrates ne furent pas des Salina et des Darlington, et nombre de leurs contemporains bourgeois se montrèrent bien plus dignes. Cependant, les deux romans en appellent moins à une restauration qu’à une réflexion sur les finalités de l’ordre démocratique. Ils sont rejoints en cela par nombre d’auteurs qui en appellent à retrouver un équilibrer entre l’opulence matérielle des sociétés européennes et leur prospérité spirituelle. Faut-il, et peut-on, en faire une question politique ?

Renaud Thillaye