PROFONDEURCHAMPS

Oscar Castro, personnage de roman

« Pour que tes rêves deviennent réalité, il faut d’abord les rêver »

Il y a presque un mois, maintenant, que j’ai rencontré un personnage de roman. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Il portait son éternel chapeau, de vieilles santiags, et sa poigne, bien réelle, était chaude et franche lorsqu’on se saluait. Quand je l’ai rencontré, je me suis dit : « c’est un type sympa ». Et drôle avec ça. Un personnage de roman, ça ne porte pas de vrai chapeau, ça ne vous regarde pas dans les yeux, ça n’a pas d’accent espagnol quand ça vous parle. Et pourtant. Certains indices m’ont mis sur la piste. Son nom, d’abord. Oscar Castro. Oscar, comme mon filleul. Castro, comme le barbu. Un de ces noms qui vous prédestinent à quelque chose, qui vous magnétisent comme des billes de mercure et vous disent : « toi et moi, on va rire ». Sa confiance, ensuite. Dans ses gestes, ses mots, ses projections, la ronde de ses idées. Moins une qualité comportementale qu’une sorte… d’émanation contagieuse. Cet homme était subversif.

Il s’infiltrait dans un de mes amphis, chaque jeudi, moyennant un ou deux clins d’œil à notre respectable professeur. Sa place l’attendait, fidèle, au fond de la salle, d’où il pouvait scruter à son aise les étudiants, le professeur, le théâtre tapi dans nos moindres paroles, prêt à bondir comme un ressort pour propulser hors de nos esprits convolutés la précieuse « connaissance ». Il prenait la parole parfois, si le prof l’y invitait. Jamais je n’ai vu ses mots suivre le chemin du cours et de ses débats – ils partaient plutôt en promenade sur des tangentes, des raccourcis, des sentiers de poussière, et nous rappelaient de changer de trajectoire, parfois, là où d’autres paysages de pensée existent. Je me disais : il faut être sacrément romanesque pour savoir s’affranchir avec tant de légèreté (et un accent espagnol si marqué !) d’un environnement mental collectif. Un véritable acrobate. Romanesque, oui. Mais un personnage de roman, non, je n’étais pas sûr, il me fallait plus de preuves. Maestro, un peu d’histoire.

Oscar Castro est un enfant du Chili. Né en 1947, étudiant de journalisme en pleine effervescence Allende, il fonde avec ses amis en 1968 un théâtre provocateur, politique, drôle et, surtout, qui ne se prend pas au sérieux. Il le baptise Aleph. C’est le titre d’une nouvelle de J.L. Borges. Pourquoi Aleph ? La théâtre se revendiquait-il de la folie du petit littérateur Carlos Argentino ? De sa soif d’universalisme ? De la dérision et l’humour avec laquelle Borges envisage l’infini ? Je ne sais pas. Mais l’Aleph avait l’air d’être une sacrée fiesta. Jugez plutôt :

Après le coup d’Etat du Général Pinochet, en 1973, le théâtre est fermé, et ses acteurs jetés dans les tristement célèbres camps de concentration du régime. Mais Oscar Castro lutte : il monte un théâtre avec d’autres prisonniers du camp, et joue tous les vendredis une nouvelle pièce devant ses co-détenus et les gardiens, pendant près de deux ans, pour éveiller la vie et maintenir l’espoir dans l’obscurité de la violence.

La dictature militaire libère la troupe en 1976, et l’exil du pays, duquel les comédiens seront interdits de séjour plus de quinze ans. L’Aleph s’établit alors à Paris, d’abord accueilli par Arianne Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes, où sa pièce « L’Exilé Mateluna » connaît un immense succès en 1980. Cette pièce, la « plus belle pièce sur l’exil » selon leur ami Gabriel Garcia Marquèz, devient un classique de l’Aleph, qui se fait connaître dans le milieu intellectuel et artistique de Paris et tourne de théâtre en théâtre avec une énergie et une intensité inépuisables. Oscar Castro et ses acteurs rencontrent et travaillent avec Pierre Barouh, Claude Lelouch, Jacques Higelin, Robert Doisneau, Danielle Mitterrand… L’Aleph s’amuse à dire que c’est l’époque à laquelle il passe « de la misère à la pauvreté ».  En 1991, Oscar Castro sera fait Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par Jack Lang. C’est en 1995 qu’il trouvera enfin le nouveau toit dont il rêvait pour installer l’Aleph et sa nouvelle troupe, glanée, réunie ici et là, au détour des chemins de traverses qu’il a empruntés au fil des ans. L’aventure continue…

Depuis ces temps-là, et jusqu’à aujourd’hui, le ‘nouveau’ Théâtre Aleph diffuse sa lumière chaude dans la ville d’Ivry. Et son éclat ne s’arrête pas aux portes de Paris. Il plane au dessus du périph’, serpente à travers la Butte aux Cailles, remonte les boulevards à contre-courant, plonge dans la Seine, attrape un métro, escalade la Butte Montmartre, et rayonne dans des esprits dispersés aux quatre coins de la cité des lumières, rassemblés par leur amour du théâtre, de la chaleur latine, de la contestation, de l’esprit qui respire et des clins d’oeil facétieux. Il perpétue une tradition de créativité par le social, où la performance sur scène n’est pas simple fioriture littéraire dictée par un dramaturge allumé, mais œuvre collective inspirée par tous et donnée pour tous.

Le Théâtre des Gens et des Métiers, véritable projet social, qui met à l’affiche plusieurs travailleurs ou exclus d’un même secteur qui, ensemble, joueront leur vie et leur quotidien sur scène. Le Latin’Actor, qui permet à tout un chacun, adulte ou enfant (à condition qu’il ne soit pas comédien de profession) de monter sur scène et d’apprendre à s’exprimer théâtralement (ou pas !) au sein de la fraternelle bande de l’Aleph. Les Mardis des Indisciplinés, qui entament des discussions explosives, musicales, festives avec des invités « indisciplinés de l’humanisme contemporain », pour « nous aider à ne jamais renoncer à l’utopie d’un monde fraternel » [1]. A présent, le projet Aleph-TESPO, qui vise par des conférences théâtralisées données par des professeurs et des élèves de Sciences Po, dans un cadre festif et détendu, à explorer de nouvelles manières de partager le savoir. Demain, de l’impro et du slam dans les banlieues voisines, des tournées théâtrales dans les bidonvilles de Santiago de Chile, et la révolution mondiale ! Oscar Castro n’est jamais à court d’idées. Du monde fou et fantastique dont il vient, il observe tout ce qui se passe ici, dans notre monde à nous – nos peurs, nos aspirations, nos injustices, nos joies, et surtout….nos rêves. Car ce qui compte, pour le personnage de roman que je commence à voir en Oscar Castro, c’est de rêver.

Une image de lui, filmé par Antenne 2 au début des années 90 lorsqu’il rentre au Chili pour la première fois depuis son exil. Assis sur des marches poussiéreuses devant la gare de son minuscule village chilien, Colin, il discute avec un petit garçon aux yeux rieurs. « Mon grand-père disait toujours : Pour que tes désirs s’accomplissent, pour que tes rêves deviennent réalité, il faut d’abord les rêver. » Et l’enfant de rétorquer, avec une petite moue : « Ma grand mère dit ça aussi. ». Les rêveurs enfantent des rêveurs. A admirer les frasques et les magies d’Oscar Castro, la lueur de fantaisie qui l’accompagne partout et éclaire son entourage, on ne peut que se demander s’il ne s’est pas échappé d’un de ces villages songeurs, le Macondo de son ami Garcia Marquez, ou le Maquegua de sa propre pièce « Sube, Sube la espumita ». Echappé pour diffuser ici-bas, sur terre, la gaîté et l’espoir qu’il façonne amoureusement dans les fourneaux de son esprit intarissable.

Dans son loufoque et onirique roman « Après l’oubli, le souvenir » (Editions de l’Amandier, 2011), Oscar Castro nous apprend que son grand-père, maître rêveur, disait aussi ceci : « La vie est faite de choses qui, soit se ressentent, soit se comprennent. Et la vraie sagesse d’un homme, c’est de savoir quand il faut ressentir, et quand il faut comprendre. ». Lisant cela, j’ai dit flûte à ma raison et me suis livré sans retenue à mon instinct. J’accepte sa générosité, son amitié. J’amène mes amis dans son théâtre. J’admire son travail et je ris de ses cabrioles. Je parle de lui. J’écris sur lui. J’arrête de chercher à comprendre comment un personnage de roman, un vrai, peut exister là, si proche de moi. Pourquoi comprendre ? Je le sens.

Lucas Gaudissart

Oscar Castro fait des étincelles chaque semaine, plusieurs fois par semaine, dans son théâtre Aleph, 30 rue Christophe Colomb, à Ivry. Il sera également sur scène avec le TESPO (Théâtre Expérimental d’étudiants de Sciences Po) le 8 décembre 2012, toujours à l’Aleph.

Pour en apprendre plus sur Oscar Castro :

http://www.youtube.com/watch?v=5sAD-jPvo4c

http://vimeo.com/17580985

Pour plus d’infos sur le projet TESPO :

https://www.facebook.com/pages/TESPO-Conférences-théâtrales/290090967715610


[1] Site du théâtre Aleph : www.theatrealeph.com/lesmardis.php

Un Commentaire

  • Posté le 13 November 2012 à 12:50 | Permalien

    Bravo pour l’analyse. Et je peux ajouter qu’après vingt cinq ans de pratique en tant qu’amie puis comédienne du théâtre Aleph depuis 10 ans, tout cela se vérifie. C’est le personnage d’un roman sans fin qu’on ne lache pas et dont on ne se lasse pas. Natacha Moyersoen, comédienne du théâtre Aleph et avocate.