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Harry Potter et les reliques de la littérature

La culture de J. K. Rowling a fait l’objet d’une série d’inventaires, mais, – plus attentifs aux sources de la magie qu’à l’art du roman, – Aubrey Malone, David Colbert et Méziane Hammadi ne relèvent presque aucun des emprunts que Joanne Rowling a faits à la grande littérature, – disons celle qui est éditée en Pléiade ou en GF. Combler un peu ce vide est le but du présent article.

La créatrice de Harry Potter attend cela de la critique. Quand elle mentionne une « tortue géante à la carapace incrustée de pierres précieuses » (tome III, chapitre 4), ce n’est pas qu’un clin d’œil au premier J. K. de la littérature – Joris-Karl Huysmans – et à la tortue de Des Esseintes (À rebours, 1884), c’est aussi une invite à prendre le second J. K., c’est-à-dire elle-même, plus au sérieux qu’on ne l’a fait. De même, quand elle cite Eschyle (L’Orestie, II Les Choéphores, 458 avant J.-C., vers 466-478) en épigraphe des Reliques de la Mort.

Tous les emprunts ne sont pas d’égale importance. Lorsqu’au cimetière de Little Hangleton, Voldemort attaque Harry, leurs baguettes étant jumelles parce que faites avec deux plumes prélevées sur le même phénix, il se produit un phénomène étrange : celle de Voldemort laisse échapper les ombres – Dumbledore dira « l’écho » (IV, 36) – de ses dernières victimes (IV, 34). La scène sort de William Shakespeare, Richard III, acte V, scène III (1597), où le tyran est assailli dans son sommeil par les fantômes de ses victimes, venus lui prédire sa défaite. Belle dans sa première version, l’idée n’est pas moins belle dans la seconde ; mais ce n’est chaque fois qu’un motif, un ornement, et non un dispositif qui structure l’œuvre.

Il n’en va pas de même de plusieurs autres emprunts, – à Kipling, « Les Frères de Mowgli », dans le premier Livre de la jungle (1894), – à Charlotte Brontë, Jane Eyre (1847), – au Latin Ovide, Les Métamorphoses (2 avant-8 après J.-C.), – à l’Italien l’Arioste, Roland furieux (1504-1516).

Comme Shere Khan, Voldemort veut sa « proie » : un « petit d’homme », un bébé, farouchement défendu, non par sa mère qui s’est enfuie, mais tout de même par une mère : « mère louve » (Kipling, Pléiade, vol. II, p. 302-304).

Comme Harry, Mowgli est donc un rescapé ; comme Harry, il est aidé. Le vieux loup Akela, « aigle » en latin, fait songer à Dumbledore et à son nez « aquilin » (I, 6). Bagheera la panthère annonce Minerva McGonagall, dans la mesure où celle-ci est un animagus qui se change en félin (I, 1, et III, 6). L’ours Baloo s’apparente à Hagrid. Face à ces loyaux protecteurs de l’enfant, le tigre peut compter sur l’appui de jeunes loups qui préfigurent les mangemorts ; et Mowgli s’est entendu dire « qu’un jour ou l’autre il lui faudrait tuer Shere Khan » (Kipling, Pléiade, vol. II, p. 309), qui en veut à sa vie comme Voldemort à celle de Harry.

Le roman de J. K. Rowling apparaît donc comme une reprise et une amplification du conte de Kipling.

L’enfance de Harry à Privet Drive rappelle celle de Jane Eyre à Gasteshead. Les deux protagonistes se sont retrouvé orphelins à peu près au même âge. La tante Pétunia étant tenue par un serment (V, 2, 37, VI, 3) comme l’était la tante Reed, les Dursley ont recueilli Harry, mais ils ne l’aiment pas plus que Mrs Reed n’aimait Jane (Charlotte Brontë, Pléiade, p. 1037-1077, 1288-1291, 1297-1300). De son côté, le gros Dudley brutalise son cousin Harry en toute impunité comme John Reed brutalisait sa cousine Jane (p. 1039-1043).

Si l’emprunt paraît net, J. K. Rowling a opéré des aménagements : elle a substitué un couple à la tante de Jane Eyre ; elle a supprimé les deux cousines, qui ressemblaient un peu trop aux deux sœurs de Cendrillon ; et elle a ôté Bessie, la servante à qui Jane Eyre devait le peu d’amour reçu.

Mais la culture de Joanne Rowling ne se limite pas aux écrivains britanniques. On a pu constater qu’elle savait le latin et on sait qu’elle a étudié la littérature médiévale, notamment à la Sorbonne.

Tel Apollon tuant Python – « à flots son venin coula par les noires blessures » – (Ovide, GF, p. 53-54), Harry tue le basilic : « Harry sentit alors un flot de sang tiède ruisseler sur sa manche » ; puis il transperce le journal de Tom avec un de ses crochets venimeux : « Un flot d’encre jaillit du livre » (II, 17).

Harry est un nouveau Persée, puisque le basilic a ceci de commun avec Méduse, la plus dangereuse des Gorgones, qu’il pétrifie ceux qui croisent son regard. Dans Shakespeare, à l’assassin de son mari qui lui dit qu’elle a de beaux yeux, Lady Anne répond : « Je voudrais qu’ils fussent des basilics pour te frapper à mort » (Richard III, acte I, scène II). Dans une version du mythe qu’Ovide ne retient pas, mais que Mallarmé connaissait (Pléiade, éd. Mondor, p. 1229), Persée, pour se rendre invisible, disposait du casque d’Hadès ; Harry a sa cape d’invisibilité. Persée sauvait, puis épousait Andromède (Ovide, p. 127-133) ; Harry sauve, puis épouse Ginny.

Dans cet épisode, Joanne Rowling s’inspire aussi du Roland furieux de l’Arioste, où Roger, à l’instar de Persée, affronte un orque pour sauver Angélique enchaînée à un rocher (Folio, vol. I, p. 224-228) ; la scène a été peinte par Ingres dans Roger délivrant Angélique (1819), qui est au Louvre. L’Angélique de Harry se prénomme Ginevra (VII, 8, – Ginny est un diminutif), comme une princesse écossaise d’Orlando furioso (Folio, vol. I, p. 124), et l’hippogriffe Buck aussi vient de l’Arioste (p. 112).

Il va sans dire – et mieux encore en le disant – que ces dépendances n’ôtent rien au génie de J. K. Rowling. N’a-t-on pas vu Manet (1867) et Picasso (1951) refaire le Trois Mai de Goya (1814) ? Corneille a pillé Guilhem de Castro ; Racine a pioché dans Euripide ; même Zola… La Curée (1871) ressert le mythe de Phèdre et Hippolyte. La culture ressemble à la Salle où tout est caché, et créer, c’est d’abord fouiner, piocher, exhumer. Jorge Luis Borges disait à peu près qu’il faut n’avoir que bien peu de mémoire pour s’imaginer qu’on invente quelque chose. J. K. Rowling a tout inventé, rien inventé ; et elle a recréé ce qu’elle avait fait sien.

Un emprunt encore… C’est le plus beau.

Harry Potter est construit sur le procédé de l’inclusion, qui consiste à commencer et finir un texte par le même mot, la même image.

Le roman puise dans deux évangiles – Matthieu, II, 1-18, et Luc, II, 1-20, – tels qu’ils ont inspiré peintres et sculpteurs. Il commence par une sorte de Nativité, miraculeuse comme une résurrection, avec Dumbledore, McGonagall et Hagrid en guise de Rois mages, une sorte de Massacre des innocents qui ne laisse qu’un « survivant », un bébé endormi dans les bras d’un géant affectueux – Hagrid tenant le rôle de la Vierge Marie (I, 1, VII, 4) ; et il s’achève sur l’image du même bébé devenu jeune homme, reposant « mort » dans les bras du même géant (VII, 36), – l’on songe alors à une pietà, par exemple celle de Michel-Ange (1501), où Marie reste plus grande que son fils. La boucle est bouclée, sauf que cette vision tragique est aussitôt suivie d’une résurrection, – ce qui était déjà le cas dans les évangiles.

François Comba

3 Commentaires

  • Posté le 26 November 2012 à 17:16 | Permalien

    Merci pour cet article, mais je me permets simplement de vous faire savoir que contrairement à ce que vous semblez penser, Harry Potter a été et continue d’être très amplement discuté et analysé de cette manière, en tant que texte littéraire.

    Bibliographie très sélective…! il existe des dizaines d’articles et de volumes universitaires sur le sujet:

    Eccleshare, J. (2002). A Guide to the Harry Potter Novels. London: Continuum.
    Gupta, S. (2003). Re-reading Harry Potter. New York: Palgrave Macmillan.
    Natov, R. (2001). ‘Harry Potter and the Extraordinariness of the Ordinary’, in The Lion and the Unicorn 25.2 (2001) pp. 310-327.
    Lana A. Whited (ed) The Ivory Tower and Harry Potter. Columbia: University of Missouri Press, pp.27-50.
    Zipes, J. D. (2002). Sticks and Stones: The Troublesome Success of Children’s Literature from Slovenly Peter to Harry Potter. New York: Routledge.

    Sans parler des nombreuses conférences universitaires sur le sujet, la dernière en date, ‘Reading Harry Potter As Literature’, ayant eu lieu à l’université de St Andrews en mai 2012.

    C’est l’un des sujets les plus étudiés en critique universitaire de la littérature jeunesse ces dix dernières années donc parler de ‘vide’ semble un peu injuste!

  • Posté le 26 November 2012 à 21:50 | Permalien

    La littérature contemporaine se sentirait-elle ridicule d’avoir tant apprécié une suite de romans estampillés “pour enfant” ? Cela démontre plus que la littérature jeunesse ne se limite pas à ces horreurs réalistes et éducatives qui pousseraient au suicide tout enfant de 8 ans atteint d’esprit critique, plutôt que JK Rowling est une autre auteure que ce qu’on a cru.

    Pourquoi ce clivage élitiste entre la Littérature-la-vraie et la littérature de distraction ? Pourquoi vouloir à tout prix associer la seconde à la première quand l’impact sur l’époque et notre plaisir de lire est semblable ? JK est une femme cultivée et une excellente conteuse, et nous en la remercions. Comme n’importe quel auteur, elle fait des emprunts, des références, et sans doute, encore plus de réminiscences inconscientes. Quand je lis ce genre d’article, j’y vois plus un véritable embarras de la part d’adultes intellectuels qui se sont fait prendre la main dans le sac à apprécier vraiment une littérature qui ne leur était pas destinée et tentent à tout prix de se justifier. La littérature, les contes, l’inconscient collectif sont imprégnés d’orphelins abandonnés, maltraités par des tuteurs mal-aimants : pourquoi sortir “Jane Eyre”, qui en est elle-même le résultat ? Est-ce pour faire “plus sérieux”?

    Toute étude est bonne à prendre, mais autour du mystère de la séduction de Rowling, c’est un véritable acharnement.

  • Posté le 27 November 2012 à 12:04 | Permalien

    Dire qu’il y a beaucoup d’inconscient dans le roman de J. K. Rowling, c’est me faire un compliment excessif : je crois au contraire que mon article ne lui apprendrait rien. De façon générale, je propose aux commentateurs de se mettre dans la tête qu’il n’y a pas plus d’inconscient dans le génie d’un écrivain que dans celui d’un physicien. J. K. Rowling sait ce qu’elle fait ni plus ni moins que les ingénieurs de la fusée Ariane. C’est la même énergie conceptuelle, la même ingénierie, la même précision du détail et de l’ensemble, la même lucidité dans le travail.
    Ce n’est pas la première fois que les adultes reçoivent des enfants la révélation d’un chef d’œuvre. Sans les enfants, Robinson Crusoe, Les Trois Mousquetaires, Moby Dick, L’Île au trésor, etc., n’auraient jamais traversé les temps et les mondes. On peut, comme eux, comme vous apparemment, se dire que ces livres sont passionnants et éviter de se demander pourquoi et comment ils le sont. J’aime comprendre ; ne me suivez pas. Mais, vous l’avez remarqué, je ne suis pas le seul.
    En effet, Harry Potter a fait l’objet d’une bonne centaine de thèses, mais mon article dit-il le contraire ? Sans les avoir lu toutes, j’avance qu’aucune ne propose mon relevé : Ovide, Matthieu, Luc, l’Arioste, Shakespeare, Brontë, Mallarmé, Huysmans, Kipling. Est-ce un pari risqué ? Les thésards étant beaucoup plus jeunes que moi et ayant de surcroît sacrifié des années à faire leur thèse, il est impossible qu’ils aient arpenté la littérature mondiale.
    Je concède néanmoins que j’ai été un rien désinvolte avec l’un des chercheurs que je cite. Méziane Hammadi signale que « Harry rapporte le corps de Cédric Diggory, comme le fait Achille avec le corps de son ami Patrocle tué par le Troyen Hector » (Les Messages cachés de…, p. 61). À noter toutefois que Hammadi, injuste comme la belle Hélène quittant Ménélas pour Pâris, attribue à Achille un exploit de Ménélas (Homère, Pléiade, p. 389-410).