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« Haim à la lumière d’un violon », l’orchestre pour rescapés

J’ai beau aimer le violon, pour être tout à fait honnête le titre de la pièce ne me disait rien. Je suis allée voir le spectacle musical de Gérald Garutti comme on va à une sortie de groupe, plus pour profiter de l’ambiance que du spectacle. Et puis comme on était assez mal installés, j’étais plus concentrée sur la position de mes jambes que sur le décor simple et sommaire, presque austère, de la scène de la magnifique salle Gaveau.

L’ouverture musicale m’a fait lever la tête, et les premières paroles de la narratrice ont entamé le récit de la survie par l’art. Par la suite, pendant deux heures j’ai complètement oublié la position inconfortable de mes jambes – et de toute façon, j’avais le corps trop hérissé de frissons pour sentir si le sang circulait, oui ou non, dans mes membres.

Sur le plateau, quatre voix musicales tressent le récit porté par la comédienne-conteuse Natacha Régnier : le violoniste virtuose Naaman Sluchin, ex-premier violon du quatuor Diotima et petit-fils de Haïm Lipsky, qui représente son grand-père ; la pianiste classique concertiste internationale Dana Ciocarlie ;  l’éclatant duo klezmer les Mentsh, composé de l’accordéoniste Alexis Kune et du clarinettiste Samuel Maquin. « Haim à la lumière d’un violon », c’est le récit d’une histoire vraie. C’est la sonate de la douleur, et la mélodie de l’espoir. C’est  aussi le concerto pour survivants et l’orchestre pour rescapés dans lequel alternent morceaux classiques et mélodies klezmer.

Haim-violon

Haim Lipsky est un juif polonais né à Lodz en 1922 dans une famille ouvrière pauvre. Haim grandit dans un univers musical où les notes se mélangent : le chant des prières avec ses mélopées emprunts de joie se mêle aux les mélodies yiddish pleines d’amour et de mélancolie.

C’est vers la musique classique que Haim est attiré dès son plus jeune âge. Il tombe amoureux d’un violon comme on tombe amoureux d’une femme. Il est envoûté, passionné – et cet amour le pousse toujours plus loin, notamment à se faufiler parmi les plus grands aux concerts de l’orchestre philharmonique de Lodz. Il découvre assez jeune les concertos pour violon. Et il découvre Mendelssohn. Mendelssohn, sublimement joué, qui vous arracherai presque des cris d’émerveillement pendant la pièce.

Et puis la guerre vrombit et la musique devient l’ultime refuge du ghetto de Varsovie. Ceux qui à chaque instant craignaient pour leur vie, ceux qui végétaient, en sursis dans des situations inhumaines, étaient à la recherche d’un refuge, d’un havre, pour une heure ou deux, quelques moments préservés, quelques fragments de bonheur, l’aspiration à un contre-univers.

A 17 ans, enfermé dans le ghetto de Lodz, Haim entre dans l’orchestre dirigé par le grand pianiste Théodore Ryder. A cet instant précis, comme un tournant dans la pièce, on sait que ce sera le violon et la musique qui sauveront Haim de la Shoah. On ne sait simplement pas encore à quel prix.

Haim est forcé sous peine de mort de jouer pendant les exécutions par pendaison. Et sa musique lui permet d’obtenir quelques restes pour ne pas mourir de faim. Natacha Reignier soulève aussi le souvenir poignant de l’homme en charge du ghetto de Lodz, un juif de Pologne à la botte des nazis qui choisissaient ceux de ses frères qui mourraient, partiraient en camps ou auraient le droit de vivre un peu plus. Le conte musical entame une autre note très juste lorsque sous la voix de Natacha Reignier, la parole de ce juif ami des nazis qui ordonnait à ses frères du ghetto de travailler plus dur « Mes juifs, mes enfants !» sonne comme la valse de la trahison.

Puis vient un autre chapitre. Le monde concentrationnaire nazi s’anime sur la scène de la salle Gaveau. Natacha Reignier devient cynique, prenant la voix folle d’un nazi, lorsqu’elle raconte que les bourreaux aussi aimaient la musique. A Auschwitz, Haim est sélectionné par les nazis pour rejoindre l’orchestre du bloc 15. Il joue pour détendre les nazis, pour tromper l’horreur du camps, pour donner du courage à ses frères qui meurent de faim, de froid, de mauvais traitements.

L’un des moments qui m’a le plus émue peut-être – tandis que perchée en haut de la salle Gaveau je me tordais le cou pour ne pas rater une miette du spectacle – fut celui où Natacha Reignier interprète un nazi ordonnant à Haim de jouer pour lui. Les notes du concerto pour violon et orchestre de Mendelssohn résonnent dans la salle à la fois comme une revanche et une longue complainte. Le nazi lui hurle « quelque chose de gai ! Et pas quelque chose de juif ! » Mais Haim feint de ne pas comprendre, et Mendelssohn nous emplit tandis que le nazi s’époumone. Puis Haim arrête et nous laisse sans voix, sans rien.

Haim

Il survit jusqu’à la Marche de la Mort et parvient à s’enfuir en Allemagne dans les derniers jours de celle-ci. Il trouve refuge dans le grenier d’une maison, caché par une veuve qui a perdu ses deux fils à la guerre, et qui joue de la cythare. A ce moment-là, on attend le violon, on attend avec illusion et naïveté que Haim reprenne sa musique et que la scène revive. On a presque peur de constater que Haim est brisé, et que le violon est mort. Mais c’est bel et bien le cas : à sa sortie d’Auschwitz, Haim a rejeté le polonais et arrêté la musique pour ne plus parler que deux langues – le yiddish et le silence.

Il rencontre une femme qui comme lui, brisée par le camp, ne peut plus parler ni vivre en Europe. Commence leur valse du chagrin et de l’espoir. Ils se marient, et veulent partir. Ils pensent à l’Amérique, mais une affiche les retient: « Israël a besoin de toi ». Sur le bateau qui les emmène vers Haifa, résonne le chant de l’espoir. Haim chante l’Hatikvah, l’hymne national israélien qui signifie « L’Espérance ». Il était aussi le chant de résistance dans le ghetto de Varsovie, ce chant doux et puissant qui dit « garde l’espérance, un autre temps viendra, et la chance demain sourira ».

Mais la réalité est toujours plus violente: Haim constate que la vie en Israël n’est pas plus douce qu’ailleurs. Il se représente, un violon dans une main et une arme dans l’autre. « Il faut défendre ce pays », lui dit-on. Haim met finalement son violon au clou, et devient électricien pour « éclairer les autres ». Israël n’a pas besoin aujourd’hui de musiciens, mais de bâtisseurs. Il dit aussi : « Il appartiendra à nos enfants et à nos petits enfants de continuer dans la voie de la musique ».

Et ce rêve se réalise. Le conte musical s’achève sur des musiques traditionnelles klezmer enjouées, et Natacha Reignier nous apprend comme un épilogue que le violoniste qui interprète Haim n’est autre que son petit fils – ce qui rend le spectacle d’autant plus émouvant. Son fils est violoncelliste et chef d’orchestre aux États-Unis. Sa fille est violoniste, ancien membre de l’orchestre philharmonique d’Israël et de l’orchestre de Paris. Haïm a cinq petits enfants dont deux sont des musiciens professionnels (harpe et violon). La troisième joue de la flûte, la quatrième aux États-Unis joue du violoncelle, et la plus jeune, 14 ans, joue du violoncelle et du piano.

Haim le polonais n’est retourné en Pologne que pour voir sa fille jouer. Et quand on l’interroge sur Auschwitz, il répond simplement : « j’en suis sorti ».

Haim, en hébreu, ça veut dire vivant. Longue vie à son violon !

Coline Aymard