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L’eugénisme dans “Bienvenue à Gattaca” et la sordide croyance scientiste du posthumain (1/2)

Partie 1 : Ectogenèse et soumission des humains naturels aux élites génétiques

A propos du lancement du premier satellite Spoutnik 1 le 4 octobre 1957, Hannah Arendt, dans le prologue de sa Condition de l’homme moderne, écrit que, « chose curieuse, cette joie ne fut pas triomphale ; ni orgueil ni admiration pour la puissance de l’homme et sa formidable maîtrise n’emplirent le cœur des mortels qui soudain, en regardant les cieux, pouvaient y contempler un objet de leur fabrication. La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur le champ, ce fut le soulagement de voir accompli le premier «  pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre » […] La banalité de la phrase ne doit pas nous faire oublier qu’elle était, en fait, extraordinaire ; car (…) si les philosophes n’ont vu dans le corps qu’une vile prison de l’esprit ou de l’âme, personne dans l’histoire du genre humain n’a jamais considéré la Terre comme la prison du corps, ni montré  tant d’empressement à s’en aller, littéralement, dans la Lune. (…) La Terre est la quintessence même de la condition humaine, et la nature terrestre, pour autant que l’on sache, pourrait bien être la seule de l’univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et sans artifice. L’artifice humain du monde sépare l’existence humaine de tout milieu purement animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel, et par la vie l’homme demeure lié à tous les autres organismes vivants. Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie « artificielle » elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature. C’est le même désir d’échapper à l’emprisonnement terrestre qui se manifeste dans les essais de création en éprouvette, dans le vœu de combiner « au microscope le plasma germinal provenant de personnes aux qualités garanties, afin de produire des êtres supérieurs » et « de modifier (leurs) tailles, formes et fonctions » ; et je soupçonne que l’envie d’échapper à la condition humaine expliquerait aussi l’espoir de prolonger la durée de l’existence fort au-delà de cent ans, limite jusqu’ici admise. Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. » (1)

Gattaca 1

Pourquoi citer ainsi Hannah Arendt pour un introduire un article sur le chef-d’œuvre d’Andrew Niccol Bienvenue à Gattaca ? Il me semble que ce passage synthétise, ou plutôt donne un bon aperçu de cet aspect fondamental de la condition humaine, telle qu’elle la décrit, qui est notre désir d’échapper au hasard et à l’incertitude de la nature et de devenir producteurs de nous-mêmes. Or l’ectogenèse (qui est le procédé, pour l’instant inexistant, mais en développement, par lequel la procréation de l’être humain se fait en-dehors de la matérialité du corps, et donc, dans un utérus artificiel), principal sujet du film, constitue le paroxysme de ce fantasme scientifique adossé à un système de production capitaliste. Car en effet, dans le monde que nous présente Niccol, les enfants ne viennent plus au monde naturellement, mais sont le résultat d’opérations eugénistes techniques visant à contrôler leurs « prédispositions génétiques » en vue de produire des individus supérieur, adaptés à une certaine tâche, ou tout simplement immuns à la dépendance à l’alcool, au jeu, ou encore à la violence. Il ne s’agit certes pas ici d’un sujet novateur en science-fiction – on pense notamment au roman d’Aldous Huxley Le Meilleur des mondes  – mais ce film possède une puissance angoissante en nous donnant à voir un monde qui, bien que futuriste, ne l’est pas assez pour nous être totalement extérieur. Par conséquent, si l’on excepte l’aspect esthétique, la seule variable qui introduise une réelle différence entre notre monde et celui-ci est la pratique de l’ectogenèse et de la manipulation génétique des embryons, généralisées à l’ensemble de la société.

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Bienvenue à Gattaca est donc l’histoire de Vincent (Ethan Hawke), enfant naturel et de fait différent, qui ne rêve que d’intégrer le programme spatial du centre Gattaca et d’explorer ainsi les régions inconnues de l’espace. Ce désir illustre chez lui (et malgré lui) ce qu’Arendt nous expliquait comme celui d’échapper à la « prison terrestre ». Isolé, marginalisé et constamment renvoyé à sa condition de sous-homme par la société dans laquelle il évolue, Vincent voit donc ce désir considérablement renforcé. Contrairement  à d’autres il est en effet encore enchaîné à son humanité – asservissante car primitive et non-artificielle. Il est en effet issu de la passion irréfléchie de la jeunesse. Pour leur second enfant, Anton, les parents de Vincent feront les choses normalement et auront recours à l’ectogenèse et à la manipulation génétique. Lors d’un de leurs entretiens médicaux, on voit encore comment la narration du film procède d’un terrible jeu entre une banalité affichée de l’acte – notamment illustrée par la bonhommie du docteur – et ses conséquences pernicieuses qui se profilent petit à petit :

–   Le docteur : « Vous avez spécifié des yeux noisettes, des cheveux châtains, et la peau claire. J’ai pris la liberté d’éradiquer tout risque de préjudice potentiel, tel que calvitie prématurée, myopie, alcoolisme et prédispositions aux dépendances : tendance à la violence, obésité, ce genre de choses… »

–     Les parents : « Nous ne voulons pas qu’il ait des maladies certes, mais euh … oui, nous nous demandions seulement si ce serait bien de laisser quelques petites choses au hasard. »

–    Le docteur   : « Vous voulez donner à votre enfant le meilleur départ possible ? Faites-moi confiance. Il reste déjà suffisamment d’imperfections. Non, votre enfant n’a pas besoin de fardeaux supplémentaires. Et gardez à l’esprit que cet enfant est toujours vous. Simplement le meilleur de vous. Vous pourriez concevoir de façon naturelle un millier de fois et ne jamais atteindre un tel résultat. »

On voit donc le processus discursif de banalisation de l’eugénisme : il ne s’agit pas de commettre un acte opposé à toute forme d’éthique ou de morale mais au contraire de « donner le meilleur départ possible » à l’enfant : de s’assurer le meilleur des enfants en somme. Et, comme l’écrit André Gorz dans L’immatériel : « N’est-il pas « normal » que les parents souhaitent doter leurs enfants du meilleur « capital génétique » possible ? On devine sans peine que la « performance » viendra en tête des caractères héréditaires que l’ingénierie génétique sera chargée de potentialiser et que le darwinisme y social trouvera un puissant levier. » (2)

Car la pratique de l’ectogenèse, dans le monde que nous dépeint Niccol, a profondément changé l’organisation sociale. Ainsi une nouvelle ségrégation est apparue petit à petit, entre l’élite génétique et les sous-humains naturels. Avant d’être en mesure (nous allons le voir) d’intégrer l’académie de Gattaca, c’est-à-dire avant de transgresser l’ordre social,  Vincent exerce une série de métier, ou plutôt de tâches secondaires et peu valorisantes : « J’appartenais à une nouvelle sous-classe, qui n’était plus déterminée ni par le statut social ni par la couleur de la peau… Non. Nous avons maintenant fait de la discrimination…une science. » Le paroxysme eugéniste que représente l’ectogenèse marque ainsi l’avènement, après notamment l’étude des crânes et l’idée de « criminels nés » de Cesare Lombroso et en passant par les expérimentations nazies, d’une nouvelle croyance scientiste déterminant une « fracture » sociale entre une élite et une « racaille » plus proche de l’animal que de l’humain – car l’idée que les gènes prédisposent le comportement n’est, malgré l’avancée des connaissances et des technique, pas moins une croyance que celle qui voulait que le crâne des « noirs » ne déterminât leur infériorité.

Cette « fracture », entre élites post-humaines et rebuts génétiques, a pour conséquence un développement de l’appareil sécuritaire considérable : il s’agit de protéger cet ordre social. Ainsi, le programme que Vincent cherche à intégrer est en réalité réservé aux membres de l’élite génétique, supposés posséder des capacités cognitives supérieures et de fait suffisantes pour les tâches complexes que l’exploration spatiale requiert. En dépit de son patrimoine génétique et de ses prédispositions aux maladies, il se présente aux entretiens de recrutement. Mais, « son vrai C.V. étant dans ses gènes », il voit sa demande d’intégration rejetée. Il s’associe alors avec Jérôme (Jude Law), individu supérieur, au destin génétique majestueux, mais à qui le hasard de la vie a fait perdre l’usage de ses jambes dans un accident. Celui-ci fournit tous les éléments de son corps nécessaires à la mise en place d’un dispositif de contournement du système sécuritaire de vérification des identités génétiques, afin que Vincent puisse se faire passer pour lui. Et cela n’est pas une mince affaire : prélèvements de sang, tests d’urines, inspection des rétines pour détecter l’usage de lentilles qui trahiraient une myopie naturelle : le contrôle des identités génétiques est omniprésent. Il est même possible – comme le fait Irène Cassini (Uma Thurman) pour vérifier le génome de Vincent dont elle est amoureuse – de tester inopinément la valeur génétique d’un collègue ou d’un ami, en fournissant un cheveu ou tout autre élément corporel à un laboratoire personnalisé.

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Marginalisés, les humains non posthumains de Bienvenue à Gattaca semblent condamnés par leur simple naissance. Dans le documentaire Un monde sans humains ? (3) de Philippe Borel (diffusé sur Arte et analysant les multiples conséquences de la montée en puissance de l’idéologie transhumaniste dans un monde technicisé comme le nôtre), Jean-Paul Malrieu (Physicien quantique, directeur de recherches émérite au CNRS) explique que : « L’accès à des technologies de plus en plus sophistiquées, de plus en plus coûteuses, ne travaille pas nécessairement à une amélioration du bien commun. Elle peut être un projet pour une élite. Alors ça veut dire inscrire une fracture violente dans l’humanité qui pose un des problèmes politiques majeurs pour l’humanité aujourd’hui. Ces gens-là [les transhumanistes] sont près à laisser sur le bord du chemin, en attendant leur disparition finale, une bonne partie de l’humanité. Il n’y a pas besoin d’exterminer, il y a des gens qui s’effaceront parce qu’ils seront moindres, et donc condamnés à disparaître. Donc, quelque-part, il y a une césure acceptée, une fracture acceptée. »

C’est un tel monde que met en scène Bienvenue à Gattaca.

(à suivre)

Marc-Antoine Sabaté

                                                                                

(1) : Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), traduction française, Paris, Calmann-Lévy, 1961 ; rééd Pocket, 2012

(2) : André Gorz, L’immatériel, Paris, Galilée, 2003, p. 137

(3) : http://www.arte.tv/fr/un-monde-sans-humains/6968786.html