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Petite histoire de la “milf”

« Dans toutes vos liaisons amoureuses, préférez plutôt les femmes mûres aux jeunes filles…car elles ont une plus grande connaissance du monde » Benjamin Franklin

Nul besoin désormais de la présenter. Elle est la prof d’espagnol du lycée, la mère du meilleur ami ou bien la voisine dans sa quarantaine rayonnante. Celle dont le corps mûr et l’expérience mettent en émoi une bonne partie des jeunes mâles, de la puberté à (peu ou prou) la trentaine. La potacherie pelliculaire American Pie lui a donné en 1999 un surnom en quatre lettres : MILF – lequel se traduirait à l’Académie Française par cette « mère à qui j’aimerais donner un témoignage vif et ardent de mon admiration ». Un acronyme qui a fait depuis le tour de la Terre. C’est bien simple, la milf est partout : au cinéma (cf Vingt ans d’écart, plus d’un million d’entrées), dans les magazines people et, bien évidemment, dans l’industrie pornographique. Selon PornMD, moteur de recherche du réseau PornHub, « Milf » aura ainsi été en 2012 le mot clé le plus recherché sur les sites spécialisés aux Etats-Unis et le troisième en Grande-Bretagne. Au même moment « Mature » se hissait à la huitième place dans le classement français… Les plus sceptiques s’interrogent : cette milf ne constitue-t-elle pas un pur phénomène de mode, une bizarrerie érigée au rang d’icône médiatique et sexuelle par une industrie culturelle ponctuellement en manque d’inspiration ? Une rapide mise en perspective historique montre que les défenseurs d’une telle position se tromperaient lourdement : loin d’être conjoncturelle, celle-ci nous vient au contraire d’un passé lointain. Plus encore, elle apparaît tout simplement comme un personnage structurant dans l’histoire des rapports amoureux et sexuels en Occident !

[caption id="attachment_4460" align="aligncenter" width="523"]Catherine Deneuve dans "Indochine" de Régis Wargnier (1992) Catherine Deneuve dans “Indochine” de Régis Wargnier (1992)[/caption]

Dans la Rome impériale, déjà, les charmes de la femme mûre sont reconnus et appréciés des jeunes gens. Prenons ainsi L’Art d’aimer. Dans ce livre du Ier siècle de notre ère, le poète Ovide offre de véritables leçons, indispensables encore aujourd’hui, de séduction et de gestion des relations amoureuses à la jeunesse romaine. Or, que nous dit Ovide ? « Jeunes gens, cet âge ou même un âge plus avancé n’est pas inutile : oui, ce champ qu’on dédaigne portera des moissons ; oui, ce champ est bon à ensemencer […] Ajoutez qu’à cet âge les femmes sont plus savantes en l’amoureux travail, et qu’elles possèdent l’expérience, qui seule fait les artistes. Par des soins elles compensent les outrages des ans ; elles font attention à ne pas paraître vieilles femmes ; suivant ta fantaisie elles se prêteront, pour l’amour, à mille attitudes. Chez elles le plaisir naît sans provocation artificielle ». Puis il conclut : « Ces avantages, la nature ne les a pas accordés à la première jeunesse ; ils ne se rencontrent ordinairement que tout de suite après sept lustres révolus ». Attrait physique, savoir-faire et épanouissement de la femme après 35 ans : on ne saurait chanter aujourd’hui, mieux qu’Ovide à l’époque d’Auguste, les charmes de notre personnage.

La femme éducatrice

Mais le monde gréco-latin n’est pas seul à célébrer l’expérience féminine : la culture celtique lui fait également la part belle. On en a notamment un exemple troublant à travers la légende de Cuchulainn, l’un des principaux personnages de la mythologie irlandaise. Demi-dieu à la force surhumaine et à l’esprit affûté, Cuchulainn est au centre de dizaines de mythes qui retracent sa naissance mystérieuse, sa jeunesse et ses combats homériques pour la domination de l’Irlande. Un récit en particulier s’attache à la fin de son adolescence : Cuchulainn est alors envoyé par ses maîtres sur l’île de Skye, pour y parfaire son éducation auprès de la magicienne Scathach. Il s’agit là d’un véritable parcours initiatique, puisqu’à l’instar des meilleurs garçons de son âge il restera plusieurs années entre les mains de Scathach, qui peaufinera leur instruction militaire… et se chargera de leur éducation sexuelle. Cette expérience terminée, le héros pourra, comme ses compagnons, prendre (jeune) femme et devenir un guerrier accompli. Ici comme dans tout mythe, la part de la réalité sociale est évidemment difficile à cerner. La légende de Cuchulainn n’en offre pas moins un indice intéressant sur le rôle social d’initiation – réel ou idéalisé – tenu par certaines femmes mûres auprès des jeunes hommes dans l’Ulster pré-chrétienne.

[caption id="attachment_4463" align="aligncenter" width="159"]L'amour courtois L’amour courtois[/caption]

Les sources sont en revanche plus nombreuses sur le phénomène de fin amor (également appelé amour courtois) qui, des châteaux du Languedoc, va se répandre dans toute la France au cours du XIIe siècle. Dans Mâle Moyen Age, Georges Duby nous livre une brillante analyse socio-historique de l’amour courtois et de ses ressorts. Cette nouvelle forme de rapports « amoureux » – pour résumer, un homme célibataire assiège dans l’intention de la prendre une femme mariée, donc interdite – se développe ainsi dans un environnement bien précis : celui des cours seigneuriales, où le suzerain, figure paternelle, accueille les fils de ses vassaux pour les entretenir et les former à la chevalerie. Livrés à la frustration du célibat – pour la sauvegarde du patrimoine familial, seuls les fils aînés sont automatiquement mariés et fieffés –, les cadets vont rivaliser de bravoure, d’adresse et de belles manières pour séduire la maîtresse de maison et, indirectement, se distinguer aux yeux du Senior. La lecture de Duby conduit notamment à trois observations :

– Dans le jeu extraconjugal qu’est l’amour courtois, le rôle masculin est forcément tenu par un « jeune » (Juvenis), un « bachelier », c’est-à-dire, selon la définition médiévale, un garçon encore célibataire et dont l’éducation n’est pas terminée ;

– Au cÅ“ur de la relation courtoise, se trouve toujours une épouse et quasi-systématiquement celle du suzerain, la dame (Domina). C’est elle que les jeunes courtisent, auprès d’elle qu’ils cherchent à briller : « la dame refusait à tel ses faveurs, les accordait à tel autre. Jusqu’à un certain point : le code projetait l’espoir de conquête comme un mirage aux limites imprécises d’un horizon factice »…ou bien réel, comme dans le cas de Guillaume le Maréchal, accusé dans sa jeunesse d’avoir conduit l’épouse de son seigneur à la faute ;

– Au-delà du jeu amoureux et de la régulation des conflits, la relation courtoise a un rôle fondamental d’éducation : dans son entreprise de siège et de parade, le garçon apprend ainsi à discipliner ses pulsions, à canaliser son énergie, à servir – et la dame n’est ici que le paravent symbolique de son époux, suzerain du jeune bachelier. Comme l’écrit Duby, « la fine amour civilise, elle constitue l’un des rouages essentiels dans le système pédagogique dont la cour princière est le lieu. C’est un exercice nécessaire de la jeunesse, une école. Dans cette école, la femme occupe la place du maître. Elle enseigne d’autant mieux qu’elle aiguise le désir ».

L’amour courtois finira par imprégner profondément la société chevaleresque. C’est dans l’esprit de cette tradition que quatre siècles plus tard, dans une visée « éducative », François Ier confiera son fils cadet, le futur Henri II, aux bons soins de Diane de Poitiers, de vingt ans son aînée. Le prince se prendra de passion pour elle, à tel point que Diane restera la favorite d’Henri jusqu’à la mort de ce dernier.

Au fil du temps, la femme mûre va conserver, dans la culture européenne, un rôle de formation – sexuelle autant que morale – pour une partie de la jeunesse. A tel point que l’écrivain hongrois Stephen Vizinczey pourra écrire, à propos des années 30-40: « Sur le continent perdu de la vieille Europe, une aventure avec une maîtresse plus âgée était le fin du fin pour un jeune homme. Aujourd’hui les jeunes gens ne jurent que par les filles de leur âge […] Nous autres avions tendance à valoriser la continuité et la tradition, cherchant à nous enrichir de la sagesse et de la sensibilité du passé. Et l’amour physique n’était qu’un des aspects de l’aventure ».

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Construction d’un éternel féminin

Longtemps actrice de l’initiation masculine et figure centrale d’un processus, l’amour courtois, qui fondera la conception européenne de la séduction et des rapports homme/femme, elle va imprégner durablement l’imaginaire des Hommes, jusqu’à faire figure d’idéal, d’éternel féminin. En d’autres termes, elle va contribuer de manière fondamentale à la construction de « la » femme.

Comme le dira Malraux dans un de ses entretiens avec le Général de Gaulle, « Vous connaissez la théorie : lorsque les suzerains partirent aux Croisades, les chevaliers – adoubés à treize ans – qui, jusque-là, ne connaissaient que leur mère, leurs sœurs, ou les paysannes avec qui ils couchaient, découvrirent, avec la suzeraine qui désormais présidait la table, une vraie femme […] qui les tourneboula… Il y aurait beaucoup à dire ! »[1]. La naissance de cet « éternel féminin » commun à l’Occident s’accompagne d’ailleurs, selon Malraux, du développement du culte de la Vierge Marie, figure maternelle par excellence, incarnation même de la maternité et de la douceur féminine.

Cet idéal de la femme mûre, expérimentée et protectrice, érigé au rang d’éternel féminin, va être abondamment célébré et exploité par la littérature occidentale au XIXe et au XXe siècle. On y retrouve d’ailleurs les grands thèmes précités. Tantôt la milf avant l’heure initie charnellement, à l’instar des Femmes mûres dont Stephen Vizinczey fait l’Eloge ou de Mme Dalleray avec le jeune Phil dans Le Blé en herbe de Colette. Tantôt elle éduque, forme intellectuellement et socialement son protégé : c’est le cas évidemment de Madeleine Forestier et de Mme Walter, qui « poussent » Georges Duroy dans Bel Ami, ou de l’héroïne de Zweig dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, sauvant un jeune fils de famille autrichien de ses démons intérieurs. Et il y a bien sûr toutes celles qui, par leur maturité, leur troublante assurance et leur inaccessibilité enflamment les sens du héros – parfois jusqu’au drame, qu’on pense à la grossesse funeste d’Amok (Zweig) ou au geste criminel de Julien Sorel, qui conclue tragiquement Le Rouge et le Noir.

Le cinéma, littérature en image, ne sera évidemment pas en reste et s’emparera lui aussi de cet éternel : on peut ainsi penser à Indochine, de Régis Wargnier, qui met en scène la passion entre Catherine Deneuve, impérieuse propriétaire de plantation, et un jeune officier de marine dans l’Indochine des années 30. Autre exemple, le célébrissime Lauréat de Mike Nichols, où l’étudiant Dustin Hoffman s’éprend d’une amie de ses parents, une cougar nommée Mrs Robinson…        

Venant du fond des âges – de la matrone libertine du Palatin à l’héroïne de Maupassant – la milf et son pendant offensif la cougar font en ce XXIe siècle naissant un spectaculaire retour sur le devant de la scène. S’il est, comme on l’a vu, tout à fait erroné d’y voir un simple phénomène médiatique ou une mode passagère, on peut en revanche s’interroger sur les racines profondes du personnage et de la fascination qu’il exerce sur nous. Gageons que Freud de son côté n’aurait pas manqué de les relier à l’amour d’Œdipe pour la première milf de l’Histoire : sa propre mère, Jocaste…

Simon Laplace


[1] André Malraux, Les Chênes qu’on abat, Folio