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« Paris n’existe pas » et le royaume des spectres

Au Forum des Images le 20 novembre dernier, « Paris n’existe pas », le premier des deux films du surréaliste Robert Benayoun, est diffusé dans une salle de cinéma pour la première fois depuis le mois de décembre 1969. La bobine de 35 millimètres revient à la vie après tout ce temps passé sur une étagère du forum ; et une salle à moitié vide assiste à cette cérémonie d’exhumation sur grand écran. Le légendaire Jean-Claude Vannier, qui composa la bande originale du film avec Serge Gainsbourg, est là. A ses côtés, Richard Leduc, le jeune acteur principal devenu vieux monsieur, crie sans micro à la salle, quelques secondes avant que le film commence : « C’est moi le jeune type du film. Excusez-moi, je suis moins beau aujourd’hui, cela fait 45 ans tout de même.  J’avais 27 ans.  45 ans, c’est long  ». La bande crépite d’abord, l’amorce du 35 millimètres est hésitante. Puis le film déploie son récit, ravi de retrouver des yeux pour se poser sur lui.

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Invité à une soirée, Simon, un jeune peintre, fume une étrange substance hallucinogène. Après cette expérience, il développe des capacités extrasensorielles, et voit désormais dans le futur et le passé. Malgré les propos réconfortants de son dandy d’ami (Serge Gainsbourg) et de sa compagne (Danièle Gaubert), ses hallucinations se font de plus en plus précises et présentes.

Le montage, constructeur du temps 

Au début, Benayoun a l’intelligence d’opter pour le moyen sans doute le plus judicieux de mettre en image progressivement les anomalies spatio-temporelles que vit son personnage : les effets de montage. La première partie de « Paris n’existe pas » est un montage, dans le sens premier du terme, comme dans son sens cinématographique ; presque une supercherie visuelle. Les irruptions hors du réel ne sont encore qu’images, simple modification de la vision et non pas de la réalité mise en scène. Des vases, un téléphone, des cendriers se déplacent, seuls, épousant successivement les différentes positions spatiales qu’ils ont eues à des moments différents. Ces quelques objets sont en quelque sorte la clé bleue de Mulholland Drive, ils ouvrent le passage entre le réel et le rêve, si tant est qu’ils soient distincts.

Des clins d’œil au regard

Le phénomène, loin de se dissiper avec les heures qui passent, s’accentue et les lignes du temps se brouillent : on ne sait plus si le moment que l’on voit à l’écran a été vécu, ou le sera, même partiellement, ou bien influe sur la réalité même, dont on ne sait même plus si elle est celle qu’on voit. « Paris n’existe pas » est construit sur le mode de la gradation. Les trips se font de plus en plus précis à chaque fois, comme si l’œil s’accommodait. Et, de simples irruptions frénétiques hors du réel créées au montage, on passe à des scènes entières dans cet entre-deux. Simon se met à observer pendant de longs moments la femme qui occupait son appartement trente ans plus tôt, pendant l’entre-deux-guerres. L’espace et le temps entrent parfois en collision : l’appartement a changé, des cloisons sont tombées, et Simon se cogne de temps en temps dans un mur disparu qu’il a vu dans son voyage halluciné.

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Le cinéma, un royaume de spectres

Benayoun ne s’arrête pas là : Simon se balade dans les rues du Paris des années 20. Là, à un moment, il demande à une petite fille : « Quel jour sommes-nous ? ». Elle lui répond : « Eh bien, aujourd’hui ». Loin d’être une petite saillie carpe diemesque, cette phrase contient le vertige temporel, où hier, aujourd’hui et demain n’ont plus de sens car ils sont relatifs à un présent faussement connu. Plus tard, en marchant dans une rue de 1920 fantasmée, Simon manque de se faire tuer par un camion qui arrive par sa gauche dans le Paris du mois de juin 1968. C’est l’un des seuls moments du film où le réel et le rêve (appelons-les ainsi) entrent en collision, faisant éclater l’évidence du danger de la perdition. S’égarer dans les rues d’un monde disparu est périlleux : Benayou parle ici de la création bien sûr et de l’immense précarité de l’existence artistique.

Oui, « Paris n’existe pas » ne parle que d’art ou, plus précisément, que de cinéma. Il ne s’intéresse qu’à lui. Car que faisons-nous d’autre en regardant un film, celui-ci d’autant plus qu’il avait disparu, que regarder dans le temps ou le remonter ? Quelle différence y a-t-il entre cette jeune femme des années 20 observée par Simon dans ses trente ans figés au formol, et des personnages de cinéma, mortels à l’apparence immortelle, fantômes de lumière ? Les gens disent à raison que filmer ou photographier quelqu’un, c’est l’« immortaliser » : en effet, les films et les photos sont peuplés de spectres capturés par la pellicule. A la fin du film d’ailleurs, Simon tient dans sa main un cliché où l’on voit deux personnages d’époques différentes qui posent l’un à côté de l’autre – les fantômes cohabitent.

Et en regardant « Paris n’existe pas » en ce mois de novembre 2013, nous observons l’image immortalisée de Richard Leduc en juin 1968, un fantôme ni plus ni moins, enchaîné à l’intérieur du cadre. Cela ne fait plus aucun doute quand on aperçoit, dans la salle, l’acteur septuagénaire : tout en étant lui-même, il n’est pas le fantôme que le film nous avait montré. Le réel a gagné ce soir car l’acteur a vieilli.

« Paris n’existe pas »

C’est Simon qui prononce cette phrase éponyme à la fin du film. Paris n’est qu’un décor, les seuls à exister sont ceux qui y vivent, à chaque époque. Génération après génération, nous jouons dans le même théâtre. En réalité, Paris n’est rien d’autre que le film, et Richard Leduc n’est rien d’autre que les parisiens. « Nous pouvons nous baigner deux fois dans le même fleuve entre les rives de la pellicule », disait Benayoun : la bobine n’est qu’un concentré de néant, le simple contenant de l’existence. L’acteur, lui, vit et vieillit. Il existe, en fait, parce qu’il meurt. « Le temps vit, demeure, nous passons », conclut Serge Gainsbourg.

Quentin Jagorel

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