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Philippe Parreno au Palais de Tokyo : côtoyer la réminiscence

L’artiste Philippe Parreno a investi l’ensemble de l’espace gigantesque du Palais de Tokyo, dans une exposition intitulée “Anywhere, anywhere out of the world”. Mais ce n’en sont pas les murs épais qui empêcheront ses fantômes de traverser les frontières. L’immersion dans son univers est radical : très tôt, le spectateur, davantage « visiteur » gracieusement invité à fouler ces zones d’expression, est submergé par un brouhaha ambiant, ponctué de cris d’enfants ou de notes de piano, et son Å“il n’a de cesse que de s’accrocher aux clignotements épileptiques de néons disséminés dans le bâtiment.

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S’amorce alors une lente déambulation, parmi les choses et les impressions. Pourtant, nous ne sommes pas seuls : outre le public qui, hagard, se perd dans les salles, l’air absent ou contemplatif, d’autres présences, elles invisibles, nous côtoient. Ce sont ces silhouettes imperceptibles que Parreno a invoquées dans ce vaste panorama. Les pianos se mettent à jouer seuls, les lumières grésillent, s’éteignent et se rallument pour révéler ce qui, a priori, nous demeurait inaccessible. Le Palais de Tokyo s’est alors transformé en une simili-maison hantée, peuplée de fantômes et de spectres qui se jouent de nos sens. Les bibliothèques se tournent, et nous font découvrir des espaces tenus secrets, des messages s’affichent dans l’obscurité… Il s’agit en somme de nous faire rencontrer ce que l’on croyait à jamais dissimulé, occulte et mystérieux : l’invisible et l’inexistant.

Et c’est alors le dérèglement de notre raisonnement logique. Si des néons s’allument chacun leur tour au rythme d’une sonate, ou du moins que l’on croit raccorder à la mélodie, peu à peu ceux-ci prennent le pouvoir, et s’autonomisent, pour former un véritable chaos lumineux et sonore.

Parreno nous invite alors à une véritable réflexion autour de l’Image et de son appréhension : ce qui semble ne pas exister a en réalité là toute son importance. Et l’effort est de mise pour deviner ces présences cachées. Car, même la représentation est trompeuse : en témoigne cet écran géant, à l’entrée de l’exposition. Si les choses y apparaissent bel et bien, elles sont néanmoins prises entre les striures du vide, et c’est au-travers de celui-ci que les diodes nous permettent de percevoir ; mais en s’approchant d’un peu plus près, tout disparaît. Respectons les distances, et même s’il faut plisser les yeux, il y a toujours quelque chose à voir.

Son travail peut indéniablement se rapprocher alors du projet de son confrère et partenaire Pierre Huyghe, exposé parallèlement au Centre Pompidou. Si les démarches diffèrent, puisque Huyghe consacre davantage sa réflexion autour de la limite, poreuse, entre réalité et fiction, créant par là-même de nouvelles mythologies, il s’agit néanmoins de la même façon de faire resurgir des vestiges : quelles qu’elles soient, les ruines sont là. Et c’est alors la question du sens qui se pose à nous : celui-ci n’est jamais donné en amont, et ne pourra jamais se donner dans sa complétude. Il apparaît même, effronté, dans l’affront de ce qu’on ne peut jamais totalement contenir. Nos yeux, nos doigts ont beau approcher les matières, ces objets chargés de mystère nous restent opaques. Seules les ultimes survivances, que Parreno ainsi que Huyghe ont fait renaître, pareilles à des réminiscences, d’un passé fictif, nimbent l’espace : au spectateur d’en percer le secret, s’il ne souhaite pas simplement s’égarer, et se laisser surprendre.

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Ce sont alors les décombres d’un monde, presque absurde, qui est mis en scène. Le signifiant, dans sa désagrégation, voire sa pure disparition, ne détermine plus un signifié absolu et définitif. Sa persistance ne demeure alors plus que dans un état de flottement, au bord du trépas comme sur le point de refaire surface, à jamais évanescent ; seul l’artiste, dernier prophète, peut nous les faire deviner, et peut-être interpréter. Car, bien que temps se soit érodé, leurs spectres sont toujours là. Ces traces, à jamais indélébiles, agissent alors en notre Å“il à la manière de la persistance rétinienne : les lumières scintillent, la fumée s’évapore, mais une image demeure. Et c’est cette ombre fugace que Philippe Parreno, comme Pierre Huyghe, parviennent à nous montrer. Sans pointer du doigt, elle est là, elle nous frôle ou se glisse au fond de l’iris ; nous ne sommes jamais seuls, quelqu’un, ou quelque chose, est déjà passé par là.