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“Le Misanthrope”, des vertus d’un classique

L’avis d’un néophyte sur Le Misanthrope actuellement présenté à la Comédie-Française.

Diplômé depuis quelques années, l’activité intellectuelle des études supérieures me manque parfois. Aller au théâtre, voir un classique, c’est un moyen de se donner bonne conscience en se persuadant qu’on a toujours une vie culturelle, entre le boulot, les dîners entre potes et les rediffusions du Petit Journal. Le Misanthrope, j’en ai, comme beaucoup, un vague souvenir scolaire. J’aime beaucoup le théâtre mais, il me faut l’avouer, ce soir-là, j’allais à la Comédie-Française aussi pour raccourcir la longue liste des classiques dont on parle mais qu’on n’a pas lu. Je m’attendais donc à une représentation bien faite mais un peu ennuyeuse. J’ai été surpris.

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La première partie, c’est-à-dire les trois premiers actes, correspondait tout à fait à ce que j’attendais. Des décors élégants et sobres, des acteurs talentueux qui respectent le texte à la lettre, soulignant la beauté de la langue et des alexandrins. La pièce est assez drôle et me rappelle le Molière que j’avais connu au collège avec le Tartuffe ou les Fourberies de Scapin. Alceste est un idéaliste, écorché vif par la moindre faiblesse humaine, ridicule lorsqu’il reproche à ses contemporains de ne pas faire preuve de la plus absolue franchise en toute situation. Son ami Philinte, par sa pondération, met ainsi en évidence ses excès, sa misanthropie et sa muflerie. Il aime Célimène, une mondaine hypocrite qui cherche à plaire en toute circonstance, au prix de pirouettes parfois risquées. On rit bien volontiers d’un couple si dépareillé. Alceste doute sans cesse de la fidélité de Célimène.  Et, les stratagèmes de Célimène ne parviennent évidemment pas à rassurer Alceste. Tout cela est fort agréable mais, à ce moment de la représentation, je suis encore convaincu que j’oublierai cette pièce bien vite.

L’art de plaire et l’art d’aimer

La deuxième partie m’a surpris car elle m’a rappelé que les classiques ne servent pas seulement à briller en société. En l’espèce, le Misanthrope est, selon moi, une démonstration éclatante sur la différence entre l’art de plaire et l’art d’aimer. À la levée du rideau, après l’entracte, la lumière est plus froide. Elle ne cessera de devenir plus crue jusqu’au dénouement final, plongeant progressivement la salle dans une ambiance presque lugubre. D’un même mouvement, le décor, chargé d’une multitude de fauteuils, canapés, tables et chaises, se dépouille progressivement. Les collégiens qui m’entourent se taisent peu à peu (bon, pour être honnête, c’est aussi parce que certains dorment). Ces deux personnages, qui m’avaient fait rire avant l’entracte, m’ont réellement ébranlé, suscitant l’empathie, voire la pitié. D’Alceste, je retiens son incapacité maladive à accepter le monde tel qu’il est, rendant son bonheur impossible. De Célimène, je garde en mémoire cette volonté pathétique de plaire et trouver dans le regard des autres personnages une preuve de ses qualités. Ce couple qui semblait bien mal assorti avant l’entracte devient beau de ses différences. Ils pourraient s’aimer mais on comprend progressivement que c’est impossible. Célimène est probablement séduite par la constance d’Alceste, elle qui est incapable de se fixer un cap, toujours occupée à séduire. Alceste, lui, est un faux misanthrope. Il prétend détester les hommes de son siècle mais chérit celle qui sait se faire aimer de tous. En vérité, il rêve d’un monde où, chacun suivant son exemple, il serait justement reconnu pour sa droiture. Il se brouille avec Oronte pour des peccadilles, trouvant à bon compte une preuve éclatante que le monde ne le mérite pas. Son ultime tentative de séduire Éliante révèle tout à fait son désir pathétique d’être aimé et sa crainte paralysante de ne pas être aimable. C’est cette opposition qui les attire l’un vers l’autre mais l’un comme l’autre restent prisonniers leurs obsessions narcissiques. Leur caractère les domine et les prive du bonheur. Célimène cherche à plaire, Alceste veut être admiré pour sa vertu.  Célimène ne peut être fidèle car l’amour d’un seul ne saurait lui suffire, Alceste demande l’impossible à Célimène pour se convaincre enfin qu’elle ne l’aime pas assez. Ce que ces deux personnages interrogent, c’est le rapport à l’autre. Et ces deux personnages n’y voient justement qu’un miroir pour leurs propres préoccupations.

Certains trouveront sans doute que ma description des personnages ressemble à un horoscope de magazine féminin, je leur répondrais par un poncif. On reconnaît la grandeur d’un texte à la manière dont son propos traverse les époques et continue à nous parler. Si vous connaissez bien cette pièce et que vous  cherchez une mise en scène qui bousculerait ce classique, vous serez peut-être déçus. Je m’adresse alors aux néophytes. D’expérience, c’est souvent décevant d’aller voir une représentation iconoclaste pour une première fois ; il faut d’abord connaître un texte avant de le mettre à distance. Cet hiver, j’avais assisté à une représentation d’Hamlet au même endroit. J’en étais sorti fâché par une mise en scène que j’avais trouvé complètement grotesque. À un des moments les plus graves de la pièce, lorsque Hamlet explique à Ophélie qu’il vaudrait mieux n’être pas né plutôt que d’endurer la vie telle qu’elle est, le public gloussait des pitreries des autres personnages, déguisés comme les danseurs d’un clip d’ABBA. À l’inverse, cette représentation du Misanthrope, comme d’ailleurs celle du Jeu de l’amour et du hasard à laquelle j’avais assisté la saison passée, me réconcilie avec la Comédie-Française. La qualité des acteurs est mise au service du texte, permettant au public de découvrir la beauté et le sens de la pièce.

C’est sûrement ça le service public, non ?

François Valode

– Le Misanthrope, à la Comédie Française, jusqu’au 17 juillet 2014 –