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Frustration : “Le punk ne fait plus flipper personne” (1/2)

Tout devient un casse-tête pas possible lorsqu’on est sur le point de rencontrer une légende. Comment s’habiller ? Où se donner rendez-vous ? Dois-je conclure mon texto par un amical ” A toute !” ou plutôt par un plus professionnel “Bien cordialement” ? Car Fabrice Gilbert est une légende, une vraie. Underground bien sûr, working-class on ne vous le fait pas dire, mais il est l’incarnation de ces valeurs, de cet esprit punk qui vit la liberté de faire ce qu’il veut comme un sacerdoce.

C’est alors qu’il apparaît, au bout de la rue Notre-Dame-des-Victoires. Béret, veste courte, l’homme est fidèle au personnage. Assis sur des tabourets inconfortables, les demis défilent sur notre table pendant que le leader de Frustration nous raconte tout, en vrac, la bouche pleine, entre deux vocalises. Première partie d’un long entretien avec Fabrice Gilbert, chanteur et co-fondateur du grand groupe de post-punk français, aussi génial que discret, Frustration.

[caption id="attachment_8904" align="aligncenter" width="500"]DSC_0517-2 Frustration (c) NSOphoto[/caption]

Fabrice Frustration : A chaque fois que j’entends « Rémy » (ndlr : un des deux intervieweurs s’appelle Rémy) je pense à C’est arrivé près de chez vous, tu l’as vu ce film ?

Profondeur de champs : Bien sûr, je suis un grand fan de Benoît Poelvoorde (rires) !

Moi aussi, sauf que j’aimerais pas être à sa place. Le pire truc qu’il ait fait Poelvoorde c’est d’être connu en fait. Il est malheureux d’être célèbre.

Malheureux ?

Ouais. Parce qu’il a découvert des choses chez lui qui ne lui plaisent pas. C’est qu’un avis, hein. Moi je suis content, je fais mon truc de rock là…

C’est vrai que Frustration mainstream c’est difficile à envisager…

Non mais c’est impossible. Vu le style qu’on fait, c’est impossible. On est vieux, on fait de la musique de « têtes de cons ». Ce n’est pas une histoire de « valeurs » du groupe, mais ça ne peut pas marcher, on est trop…

Tu n’as jamais eu le regret de te dire qu’au fond, après avoir touché la célébrité d’assez près – vous êtes très connus dans un segment musical restreint –, vous auriez pu être beaucoup plus gros ?

Déjà on sait qu’on est pas très très bons musicalement, on le sait. C’est un fait. Moi j’ai un niveau d’anglais qui est moyen, je fais corriger mes paroles, je pense même que j’ai une beaucoup plus belle plume en français qu’en anglais.

Alors pourquoi ce choix de chanter en anglais ?

Tout simplement parce que tous les morceaux je les bosse en yaourt. (Il chante dans ce qui ressemble à de l’anglais.) Je fais passer les voix avant les textes. Et puis comme je suis bavard, après les textes viennent, puis je les fais corriger et je les enregistre. Mais apparemment, ça a l’air de passer, même chez nos copains anglophones !

Revenons plus largement au punk : comment vois-tu le retour en grâce du punk en France – à travers des labels comme Born Bad ou Teenage Menopause – et le fait qu’il devienne de plus en plus mainstream – je pense à la grande exposition « Europunk » à la Cité de la Musique par exemple ?

Je pense qu’il y a pas mal de gens qui ont besoin de revenir à l’essentiel, d’où un certain retour du punk. Comme le vinyle finalement, qui était un secteur sinistré dans les années 1980 et qui se développe de plus en plus aujourd’hui. Après, il faut différencier le punk en tant que style musical – trois notes, pas plus etc –  et le côté subversif qui est lié à ce genre. Il y a aussi une question de cycles : les genres viennent et reviennent, se mélangent. Aujourd’hui le punk est partout, dans le rock psychédélique, dans le krautrock, dans le shoegaze, c’est une énergie vitale qui est insufflée à tous ces genres.

Mais si on parle du punk au sens strict, je ne trouve pas qu’il y en ait tellement aujourd’hui : il y a beaucoup de groupes de punk-rock ambiance converses déchirées qui envoient mais ça, ça ne fait même plus peur à ta grand-mère !

Pour moi la sélection qu’il y avait à Europunk, et que beaucoup de gens ont critiqué, n’était pas vraiment punk. Avec Buzzcocks en tant que groupe de vieux schnocks, Frustration – on est pas de première jeunesse même si on n’a « que » douze ans d’existence et Holograms – qui eux sont punks mais surtout dans l’attitude –, on parle plus du punk en tant qu’attitude que de musique. Il y a beaucoup de groupes aujourd’hui qui se décrivent punk-rock mais ça n’effraie plus personne : les chemises bowling, les converses et les jambes écartées en train d’envoyer trois notes, ce n’est plus de la musique dangereuse. Cheveu par exemple, c’est plus intéressant dans son côté expérimental et foutraque que ça n’est réellement subversif. Ils n’essaient pas de faire peur. Magnetix c’est foutraque parce qu’il y a cette attitude à la Cramps, essentielle. Frustration, on a ce côté organique et « dans ta gueule » quoi.

Et est-ce que tu penses que cet esprit punk dont nous parlons avait sa place dans un musée ?

Pour moi, et c’est un avis bien sûr personnel, dans cette période de surconsommation, de saturation du son, des réseaux sociaux, le punk est en train de devenir comme le jazz, c’est à dire qu’on va à la Mécanique Ondulatoire, dans des caves voûtées, voir des jeunes qui font « le » punk, c’est devenu un style établi. Ces salles voûtées sont devenues l’équivalent des « clubs » pour le jazz. Le punk est devenu un style musical, ça ne fait plus flipper personne. C’est comme le rap.

Tu parles de rap, de musiques plus électroniques, or dans Frustration vous semblez avoir des influences très définies et restreintes à – en gros – ce qui se faisait en Angleterre entre les années 76 et 95. Est-ce qu’il vous arrive d’écouter autre chose ?

On vient d’une génération où tous – à part les membres plus récents comme notre bassiste – on avait quinze ans entre 1980 et 1985, on est arrivés en plein punk, Oi, psychobilly voire alternatif et vers le début du hardcore. C’est d’ailleurs le seul truc (ndlr : le hardcore) que j’aurais vécu depuis le début.

Pour répondre à ta question, bien sûr qu’on écoute The Fall, Joy Division, Siouxsie and the Banshees, tout le mouvement post-punk, punk, les Meteors etc. En fait on écoute de tout. Le fait qu’on ait Marc – notre batteur – qui soit disquaire, patron de Born Bad Record Shop, fait que quand il y a cinq ou dix copies un peu rares, on est souvent dans les premiers servis. On est donc pas trop mal placés pour connaître les nouveaux groupes, c’est ce qui s’est passé avec Thee Oh Sees par exemple.

Donc oui on continue à acheter des trucs rares d’époque – là il y a un groupe australien qui s’appelle Division 4 dont on a chopé des démos datant de 1983, c’est hallucinant –, mais ça ne nous empêche pas de découvrir des trucs comme Digital Leather ou Zombie Zombie. Moi, par exemple, j’étais allé à leur concert. D’autres du groupe sont allés voir les Oh Sees, etc.

Il y en a qui ont eu un gros creux pendant certaines périodes, dans les années 1990 par exemple où pour ma part j’ai continué à écouter vachement de Noise avec des groupes dont je suis très fan comme Shellac, Helmet, Slint, Sonic Youth pendant les deux-tiers de leur carrière…

Tu as écouté un peu de shoegaze dans les années 1990 ?

Non ça m’emmerde un peu, à part les premiers Jesus & Mary Chain, Teenage Fanclub etc. Je suis un grand fan des My Bloody Valentine premier album bien sûr. Pour ma part, puisque je suis tout seul du groupe à en parler, ma limite au niveau pop c’est Buzzcocks, Wedding Present. Même si ça ne nous empêche pas avec le groupe d’écouter du Cha-Cha-Cha ou du Mambo l’été quand on va à des barbecues ! En fait on écoute de tout, à part du zouk et du speed-metal avec des solos partout (rires). Mais si on devait essayer de trouver un dénominateur musical commun à tous les membres du groupe, on est tous des grands fans d’ACDC, de Motörhead, des Cramps, des Milkshake, de Joy Division pour parler des gros trucs. On est tous assez fans de Beak en ce moment aussi.

On échange beaucoup de choses entre nous, et on est tous aussi soiffards de choses nouvelles. Ce qu’il y a d’intéressant dans le fait d’écouter des choses nouvelles, c’est de savoir où on est soi-même, et de se placer par rapport à ce qui se fait.

Les artistes signés sur Born Bad sont quand même très différents, du rock psyché estampillé Black Angels de Wall of Death à la pop de La Femme inspirée de la chanson française des années 1960-1970. Est-ce qu’il y a un échange entre tous vos groupes ?

Tout ce qui sort sur Born Bad est – la plupart du temps – intéressant. JB (ndlr : JB Wizz, boss du label Born Bad Records) est un défricheur. Il dit quelque chose qui est juste : son métier est de « vendre des disques ». Il s’est fait son petit caprice sur le 45 tours avec Rossi, mais sinon Francis Bebey j’ai trouvé ça subversif. Là, il a sorti un truc qui s’appelle Mobilisation Générale qui est une compil de jazz. Les compils Rock Rock Rock sont vachement bien. Après je n’ai pas tout écouté, et tout ne me plaît pas mais ce n’est pas mon goût qui est important dans l’affaire.

Comment est-ce que vous avez rencontré JB Wizz d’ailleurs ?

C’était un petit trou du cul de mod qu’on a connu dans les années 1990, qui picolait énormément. Un gros consommateur de disques surtout. Il avait un comportement beaucoup plus erratique avant. Puis il a arrêté de boire, de fumer des clopes, et il y a eu un moment où il a fallu qu’il s’occupe. Et comme c’est quelqu’un qui est fondamentalement brillant, il a été aussi brillant dans sa consommation de bars, d’alcool et de concerts que dans son défrichage de disques. Il était aussi flamboyant dans sa provocation dans les bars qu’il l’est maintenant dans les interviews. C’est le même bonhomme. On se connaît tous en fait, on est très potes avec Magnetix, avec Cheveu. On se connaissait avant Born Bad même.

Mais si il y a bien quelqu’un de central au sein de Born Bad, à travers qui tout passe, c’est JB, qui a ce talent pour dénicher les gens dans les groupes qui ne sont pas des connards.

Est-ce que vous partagez le constat que JB Wizz fait sur l’industrie musicale ?

J’ai exactement la même vue que lui là-dessus, et je vais même aller plus loin parce que ce constat je le fais sur le monde. Dans un sens, c’est un peu la fin d’une civilisation, c’est la chute de l’Empire romain, c’est la fin de tout. Ce qu’il pense de l’industrie musicale c’est la même critique que l’on peut appliquer à McDo, c’est dégueulasse.

On n’est pas pour autant altermondialistes ou bêtement révoltés, mais c’est vrai que pour ma part je partage la vision de la musique et du monde de JB.

Même si dans un sens, la musique et « l’entertainment » en général restent une industrie, et l’on peut penser que cette recherche du bénéfice est un juste retour des choses…

Bien sûr, mais Frustration ne nous rapporte rien, on réinvestit tout dans les studios etc. On dissocie les deux choses, même si ça nous ramène un peu d’argent bien sûr. Mais on différencie vraiment ce qui nous fait manger et ce qui nous fait vibrer, dans le sens où on fait ce qu’on veut, JB nous laisse faire ce qu’on veut. Et si un jour JB juge qu’un disque ne lui plaît pas, on ne le sortira pas sur son label, on le fera en autoproduit ou je ne sais quoi. Ça s’appelle la liberté, et c’est pas mal déjà, un peu de liberté, un peu de dignité.

Mais je suis tout à fait d’accord avec ce que tu dis sur l’industrie, la preuve, on n’intéresse pas les médias, ni la plupart des tourneurs. On fait manger JB de Born Bad, on est la plus grosse vente de Born Bad mais on n’est pas les poulains de notre tourneur, on n’est pas les gens qui leur rapportent le plus. Il voulait nous avoir, il nous a. Et c’est très bien ! On a fait des choses qu’on aurait jamais faites sans lui.

Deuxième partie de cet entretien exceptionnel avec Frustration demain sur Profondeur de champs. 

Retrouvez Frustration sur Facebook.

Entretien réalisé par Paul Grunelius et Rémy Pousse-Vaillant 

Un Commentaire

  • Posté le 16 July 2014 à 22:47 | Permalien

    En même temps je ne suis pas sûr que le but du punk ait été dans ses origines de faire flipper…Les Ramones, Cramps, Television, New york Dolls pratiquaient une musique fun qui ramenait au fifties ou sixties après les Sex Pistols (que j’adore) ou Crass (que je déteste) c’est autre chose…