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Lucrèce (B)orgia au château de Grignan

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Quelques instants avant le début du spectacle. La façade du château Renaissance de Grignan se reflète dans l’eau noire qui recouvre toute la scène comme un drap glacé, encore investie d’un calme précaire entre deux rafales de mistral. Le scintillement doré de l’édifice cohabite avec son image cousine, son reflet dans les ondes sombres, à la manière peut-être de la face cachée du monde, celle des crimes sous le manteau, des conspirations et des empoisonnements, celle des douleurs enfouies de la monstrueuse et magnifique Lucrèce Borgia. Tout au long des deux heures et demie de la pièce, cette nappe d’eau sera l’ingrédient de base de la mise en scène de David Bobée : éclat et enfouissement, frontière ou liant, mouvement et immobilité – cette eau est tout, elle est le flux vital qui donne à la lumière sa polysémie, aux comédiens leur espace.

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Là est la grande réussite de ce Lucrèce Borgia qui se joue à Grignan tout l’été dans le cadre des Fêtes nocturnes : donner au texte de Victor Hugo, déjà sulfureux, une contemporanéité habile, appuyée mais toujours pertinente. David Bobée a fait appel à des danseurs et acrobates pour jouer les chevaliers de Venise  au-devant desquels l’excellent Pierre Cartonnet dans le rôle de Gennaro. Le recours audacieux à ces comédiens venus du hip-hop ou de l’univers circassien, mi-athlètes mi-éphèbes, traduit une volonté de replacer les corps au centre de la dramaturgie, notamment dans leur rapport à l’eau qui les enfouit, et contre laquelle ils luttent, dans laquelle ils meurent aussi… Englués dans ce liquide noir, ces organismes prennent toute leur dimension sexuelle, se plaçant toujours en potentielles proies de Lucrèce Borgia.

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Cette femme, autant immonde qu’envoûtante, est incarnée par la très rare Béatrice Dalle. Voilà le second pari réussi de David Bobée. Fragile dans la technique théâtrale, l’actrice de 37°2 déploie, magnifique, une interprétation très riche de cette Lucrèce démoniaque, davantage grâce à ses failles que malgré elles d’ailleurs. Aux côtés des révélations Pierre Cartonnet ou Radouan Leflahi, elle monte en puissance tout au long du spectacle pour atteindre à la fin des sommets d’onirisme, de cruauté et d’intensité scénique.

Un grand moment de théâtre.

Q.J.

Rencontre avec Radouan Leflahi

 Radouan Leflahi campe Jeppo, l’un des chevaliers de Venise.

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Radouan, contrairement à beaucoup de membres de la troupe qui viennent de l’univers circassien ou de la danse, vous avez suivi une formation théâtrale au conservatoire de Rouen…

C’est bien ça. Je suis entré en 2009 au Conservatoire de Rouen sous la direction de Maurice Attias. J’y ai suivi une formation de comédien pure et dure, mais j’ai aussi découvert, si je peux dire, la danse et le chant. Ça a été une magnifique formation.

Vous avez déjà joué pour David Bobée, dans Roméo & Juliette en 2013 : comment votre collaboration est-elle née, quels liens avez-vous avec ce metteur en scène ? Pouvez-vous nous décrire les méthodes de travail et d’inspiration de David Bobée, leur singularité ?

C’est une histoire qui a commencé dès mes débuts. David était dans le jury lors des auditions d’entrée au Conservatoire de Rouen. Quelques mois plus tard, on a travaillé ensemble sur un laboratoire pendant une semaine. Après coup, il m’a appelé pour une lecture publique, l’année suivante pour une reprise de rôle dans le spectacle Gilles, et ensuite pour le rôle de Pâris dans Roméo et Juliette. Je le considère comme mon grand frère de théâtre. Il a suivi pendant une longue période le travail d’Eric Lacascade, il y a donc un peu de lui dans sa méthode de recherche. On arrive le premier jour, texte su, puis on part en exploration ; « Un jour, une scène », comme il dit. On joue les rôles de tout le monde pendant cette phase de recherche. C’est une chose que j’affectionne particulièrement dans le travail de David parce qu’on sent réellement le collectif se former, et ça se répercute évidemment sur scène.

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Vous jouez Lucrèce dans un cadre très particulier – la Cour du château Renaissance de Grignan -, la moitié du temps dans l’eau. C’est un lieu magnifique, mais quelles difficultés particulières cela pose-t-il ? J’imagine que chaque spectacle demande un investissement physique énorme…

Un super cadre, oui. J’aurais jamais imaginé, il y a deux ans, m’éclater sur une scène remplie d’eau devant un château. Les créations de David sont physiques, voire très physiques (voir Warm). Pour ce spectacle, il faut non seulement prendre en compte les contraintes physiques d’une scène gorgée d’eau, mais aussi les contraintes extérieures et incontrôlables : le vent, le froid, la pluie, l’orage. C’est une sacrée expérience. Bien sûr, on n’entre pas sur scène comme ailleurs. Le corps est constamment sollicité, ne serait-ce que par la voix. Mais peu importe le spectacle, peu importe la partition ou la figure que l’on interprète, c’est toujours un investissement énorme. Je me souviens avoir vu un jour une lecture de Serge Merlin – Extinction -, il était assis du début à la fin. Son investissement était tel qu’il avait à peine la force de tenir debout pour saluer. C’est impressionnant.

Lucrèce Borgia est une pièce très masculine (uniquement deux personnages féminins). David Bobée a mis très en avant les corps masculins dans sa mise en scène. Quel impact cela a-t-il sur votre jeu, notamment dans la relation avec vos partenaires ? Votre évolution dans l’espace scénique est au carrefour de la danse, du théâtre et de l’acrobatie, non ? La dimension sexuelle est évidemment centrale, comment l’incarner ?

J’ai l’impression que c’est une pièce comme une autre, qu’il n’y a pas moins de rôles féminins qu’ailleurs. Quoi qu’il en soit, ça n’a pas vraiment d’impact sur scène pour nous. David accorde, effectivement, une importance à notre corporalité mais ce n’était pas non plus son cheval de bataille. Il a surtout imaginé et travailler sur le chÅ“ur que pouvait former ce groupe de jeunes. Le simple terme de “physique” serait plus approprié pour parler de mon parcours scénique, je crois. Ce serait ne pas faire honneur aux véritables danseurs et circassiens que de dire que je fais comme eux (Rires). L’incarnation sexuelle ? Le texte s’en charge déjà très bien. On n’a rien de plus à faire que donner le texte à entendre pour “incarner” cette dimension (je prends des pincettes avec ce mot, je n’aime pas trop l’idée d’incarner quelque chose au théâtre).

Vous jouez Jeppo, sorte de leader des chevaliers de Venise, à la fois fantasque et cruel, éphèbe naïf et touchant. C’est un personnage compliqué à camper ?

C’est une belle description que vous faites là. C’est David qui, au fur et à mesure des répétitions, a commencé à parler de Jeppo comme d’un leader avec Maffio. Ils leadent de deux manières opposées et c’est ce qui donne les couleurs de ces figures. Ce qui est génial dans le travail de David, c’est le fait de ne pas avoir à jouer ce qu’on n’est pas. On arrive sur scène avec qui on est, d’où on vient. On ne s’invente pas de voix, de démarches. On n’a pas besoin d’affabuler autour de nos figures. Béatrice répète souvent qu’elle ne veut pas jouer Lucrèce, mais la vivre parce que Lucrèce c’est elle. C’est une bonne manière de résumer la chose.

Jouer aux côtés de Béatrice Dalle, qu’est-ce que cela fait ? C’est impressionnant ? C’est difficile ?

Comme pour le château ! (Rires) Je n’aurais jamais imaginé un jour jouer avec elle. Elle est géniale, vraiment. C’est une belle personne, et une actrice formidable. Après, une fois sur scène, il n’y a plus rien d’autres que le spectacle qui compte.

Quels sont vos projets après Lucrèce ?

Je viens de monter une compagnie avec des anciens de ma promotion. On travaille actuellement sur une création contemporaine qu’un jeune auteur, Thomas Boulan, écrit. Une recherche autour des rêves. Et aussi la mise en scène de Partage de Midi de Paul Claudel pour la saison 2015-2016, inch’allah

Entretien réalisé par Quentin Jagorel