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Violence et illuminations : l’imaginaire de la frontière chez Cormac McCarthy

A quoi reconnait-on la frontière ? Un ralentissement ? Une barrière qui se lève ? Un changement d’état ? Le ventre qui se noue ? L’excitation de la transgression ? L’espoir de jours heureux ? La frontière est à la fois contrainte et horizon prometteur, à repousser toujours plus loin. C’est aussi un mur auquel se heurtent les volontés des hommes. Ne passe pas la frontière qui veut. La frontière est sélective, et peut être impitoyable. Elle peut tuer.

No Country For Old Men

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Cormac McCarthy est l’auteur de la frontière. No Country for Old Men et, plus récemment, son scénario The Counselor superbement adapté au cinéma (Cartel, sorti en 2013) sont tous deux situés autour de l’espace frontalier qui sépare le Mexique des Etats-Unis. L’œuvre phare du romancier américain, The Border Trilogy[1], la porte même dans son titre, et explore aussi la frontière mexico-nord-américaine. Quant à The Road, également (mais moins heureusement) adapté au cinéma, le roman explore des délimitations plus symboliques, celles qui séparent l’homme civilisé de la barbarie. On pourrait lire la frontière de McCarthy à un niveau très littéral : un goulet d’étranglement où s’accumulent et se cristallisent les pires violences et dérives de la société moderne. Un lieu de meurtre et de dépravation portant haut et fort un message politique sur la déchirure entre Mexique et Etats-Unis, où les injustices et les coups de feu éclairent chaque nuit de lumières étouffées. Un espace où la vie perd sa valeur, et ne repose sur rien d’autre que le pile ou face de cette pièce que lance Anton Chigurh, le tueur de No Country for Old Men immortalisé par l’interprétation glaçante de Javier Bardem, pour laisser une chance de survie (apparente) à sa victime. Dans The Counselor, on tue aussi facilement que l’on prend un verre, et les civils, bien que victimes des balles perdues, sont acculturés à accepter la sauvagerie tête basse, à l’instar de cette famille mexicaine forcée à nettoyer le camion percé de balles et éclaboussé de sang d’un membre du cartel au prix de quelques dollars qui, eux, n’ont pas d’odeur.

Pourtant, deux éléments poussent à lire la frontière mccarthienne autrement que comme simple catalyseur de brutalité humaine. Dans La Route, méditation post-apocalyptique certes un peu en marge du travail de McCarthy, tout l’enjeu porte sur la sauvagerie innée de l’homme, sur le pire comme le meilleur dont il est capable. Or, nul besoin de frontière dans le roman pour mettre en scène ces polarités et leur violence – au contraire, tout repère est aboli. Par ailleurs, le chef d’œuvre qui est véritablement au cœur de l’œuvre du romancier, The Border Trilogy, ne traite ni de drogue, ni de mur, ni de milices frontalières. La frontière existe, mais c’est celle des années 40 et 50 – elle est poreuse, déserte, se traverse un peu en camion et surtout à cheval. Les enjeux politiques, économiques et ethniques sont à peine latents, quasi absents. Pourtant, cette frontière est tout aussi puissante et magnétique que celle des romans plus contemporains évoqués plus haut.

En réalité, la frontière chez McCarthy est un lieu d’intensité en ce qu’elle représente non pas une accumulation sociétale de brutalités à l’échelle macro, mais en ce qu’elle suscite des secousses individuelles, à l’échelle micro d’un seul homme. Cet homme qui traverse les frontières refuse les bornes qui lui sont imposées dans son environnement naturel. Il aspire à la liberté. La frontière lui accordera, au prix de terribles sacrifices, non pas ce qu’il était venu chercher, mais une forme plus lumineuse, plus profonde, de savoir. La quête et l’objet initial qui poussent les personnages à traverser comptent peu. Chevaux, fortune, femmes – celui qui traverse reviendra rarement avec ce qu’il était parti chercher de l’autre côté. La fascination de McCarthy porte davantage sur ce qui se produit lorsque l’homme approche cet espace de transition, et ce au seuil de toutes les frontières concevables. L’univers dans lequel évoluent les personnages est parsemé de frontières en tout genre. Il y a la frontière géographique, physique, qui sépare les deux pays voisins. Il y a la frontière sentimentale, que John Grady Cole traverse à deux reprises dans The Border Trilogy, basculant dans des passions dont il ne revient pas indemne. Il y a les barrières à l’entrée des ranchs, image récurrente, qui marquent physiquement la séparation entre l’errance solitaire et les solidarités qui se tissent entre cowboys et voyageurs. Dans Cities of the Plain, il y a la frontière entre la vie sobre, rurale et masculine du ranch et la vie excitante, urbaine, féminine et perverse qui scintille au loin, dans la ville d’El Paso/Juarez. Dans No Country for Old Men, tout évoque la transition douloureuse du monde ordonné et droit de l’ancienne génération, incarnée par le shérif, vers un monde postmoderne, complexe, illisible, imprévisible. C’est enfin la frontière de la légalité, et non une frontière spatiale, que traverse The Counselor et qui entraînera sa chute.

Avant tout, la frontière est un lieu de brouillage. S’approchant de la ligne, les contours de l’homme vibrent, les personnages deviennent polymorphes, des êtres hybrides, chasseurs et chassés, mexicains et américains, amants et meurtriers, enfants et adultes. Llewelyn Moss, le héros pourchassé de No Country for Old Men se transforme à mesure qu’il approche de la frontière. Au moment de passer, il est hagard, sa peau s’est assombrie, ses vêtements sont déchirés, sa façon de parler devient ambigüe, si bien qu’il est pris pour un travailleur journalier mexicain. Anton Chigurh et le shérif, tous deux chasseurs et tous deux menacés, convergent l’un vers l’autre, déplorant un ordre ancien révolu et attachés à des rituels, se suivant de près et reproduisant les mêmes gestes méthodiques sur les traces de Moss.

Dans cet interstice d’indéfinition, où tout est possible, les hommes peuvent se prendre à rêver de grandeur et de métamorphose. Mais la traversée, miroitante de loin (les glorieuses montagnes mexicaines aux reflets bleus émerveillent), est un exercice inévitablement dangereux. Il est question de quitter l’espace duquel nous sommes issus et dans lequel nous avons appris à survivre et naviguer pour affronter un destin dont nous ne savons rien. Au-delà de la frontière, dont la traversée est irrémédiable, les personnages qui ont eu l’audace de passer doivent accepter qu’ils se trouvent en vulnérabilité maximale. Des Moires inconnues peuvent faire instantanément basculer leurs trajectoires. Pourtant, et c’est là que réside le malaise général qui infuse l’œuvre de Cormac McCarthy, nous nous sentons rarement bien à l’intérieur de nos propres frontières : nos mondes sont étriqués, nous avons besoin de mouvement et d’expansion. L’esprit pionnier et téméraire des premiers américains survit chez les aventuriers de The Border Trilogy, l’avocat de The Counselor, l’homme banal et le shérif de No Country for Old Men. Néanmoins, les personnages sont mis en garde contre le danger qui les guette. Westray, dans The Counselor (incarné par Brad Pitt à l’écran), décrit in extenso à l’avocat le raffinement des bourreaux du cartel pour l’avertir des conséquences de ce qu’il s’apprête à entreprendre. Les jeunes cowboys de The Border Trilogy sont accompagnés à chaque rapprochement de la frontière par des orages, réguliers, dont les éclairs violacés déchirent le ciel au loin. Une cloche symbolique retentit plusieurs fois dans la trilogie (fût-ce en plein désert) et marque pour les personnages l’importance et les risques de ces passages. De fait, la violence qui s’abat sur les traversants est souvent cataclysmique : enfermement ou enlèvement, torture, meurtre… Qu’il s’agisse des personnages eux-mêmes ou de leurs proches, rares sont ceux qui sont épargnés. La frontière impose en effet de traverser seul, dans un sens comme dans l’autre. Elle est exclusive, et ne tolère pas que celui qui se mesure à elle ne lui soit pas entièrement consacré. Elle dépouille violemment le transgresseur de ses biens, par une colère arbitraire. Les cowboys d’All the Pretty Horses sont frappés par une tempête qui les sépare de leurs chevaux, de leurs vêtements, de leur nourriture, et de leur ami. Llewelyn Moss, traversant la frontière, perd jusqu’à son identité. Elle déchaînera son ire la plus totale sur quiconque refuse cette loi, jusqu’à ce qu’il comprenne que, de l’autre côté, la solitude et le dénuement sont obligatoires. Comme le réalise Billy Parham après la mort de son frère, il faut traverser seul, et il ne faut rien ramener (frère, femme, ami, chevaux, loup), car « l’adversité du monde lui était soudain évidente en ce jour, et froide, et aussi inamovible qu’elle doit l’être à tous ceux qui n’ont plus d’autre raison qu’eux-mêmes de l’affronter »[2].

De l’autre côté, le danger est omniprésent mais des lumières éclairent ces ténèbres, des personnages de sagesse qui, précisément, ne peuvent survenir que parce que le chemin n’était pas connu, que le personnage est seul, et qu’il n’y repassera pas. C’est là le gain final qui attend le transgresseur esseulé, de l’autre côté de la frontière. Il accède à un savoir réservé à peu d’hommes, pouvant tout perdre dans la foulée car chacun doit se présenter nu devant les vérités de sa condition. Ces illuminations ne peuvent être dispensées qu’à l’homme libre et solitaire, et le seront par des figures fulgurantes qui surgissent de la pénombre, au détour d’un chemin. Un aveugle hors du temps qui sentencieusement proclame que « dans ce voyage, le monde visible n’est qu’un divertissement. Pour les aveugles et pour tous les hommes. (…) Il faut écouter. »[3] Une tribu d’indiens conteurs d’histoires, tirant derrière eux la carcasse d’un avion et ne s’arrêtant jamais en route. Une caravane de bohémiens qui a perdu ses hommes. Le Jefe du cartel dans The Counselor, qui fait de la métaphysique au téléphone avec l’avocat terrifié, et lui apprend à lâcher prise. Le clochard, à la fin de Cities of the Plain, qui vient voir Billy, et qui est peut-être Dieu ou peut-être la mort, et qui tisse la longue métaphore de l’homme errant qui rêve…

La rédemption est là. Cormac McCarthy les éprouve, mais il ne condamne pas les traversées de ses personnages. Ce sont des hommes brisés et reconstruits, jadis agités, aujourd’hui sages, dont l’errance n’aura jamais été vaine. Pour eux, du moins. Car pour le reste du monde, aussi effondré que celui du poème de W. B. Yeats[4] dont est tiré le titre de No Country for Old Men, il n’y a aucun équilibre à attendre. Il vaut mieux avoir accédé à cette intensité d’existence, dont l’issue est une forme d’apaisement par le néant, que de rester avec la majorité des hommes piégé dans une spirale d’ennui et de lenteur, « comme le menuisier dont le travail était si ralenti par l’émoussement de ses outils qu’il n’avait pas le temps de les aiguiser »[5]. Les personnages accélèrent, transgressent, se brûlent, sont éventuellement tués mais sont éclairés. Ils ne sont jamais perdants.

La valeur de cette illumination est formulée par McCarthy, dans une métaphore très longue à la fin de sa trilogie consacrée à la frontière. Le clochard évoqué plus haut vient raconter à Billy, qui a déjà sombré dans un semi-délire, qu’il rêve d’un personnage qui rêve. Ce dernier assiste dans ses songes à une procession mystique et primitive au cœur du désert texan, qui s’approche jusqu’à s’emparer de lui. Cette vision étrange est une révélation. La dernière pensée de l’homme est la suivante : « S’il eût une révélation, c’était celle-ci : qu’il était le dépositaire de ce savoir auquel il était arrivé par son abandon de toute vision antérieure »[6]. Et à cet instant, l’homme est décapité par cet étrange culte des plaines. Pourtant, il s’éveille. Et pourtant, il n’est lui-même que le rêve de l’homme qui raconte, qui n’est peut-être que le rêve de Billy. La réalité de l’espace où se trouve le personnage n’a plus d’importance, les frontières physiques sont abolies. Le clochard dit : « Deux mondes se touchent, ici »[7]. L’image résonne curieusement avec celle des Ruines Circulaires, cette nouvelle de J. L. Borgès. Dans cette parabole, un vieil ermite qui, comme Billy à la fin de la trilogie, s’est détaché des matérialités du monde et a vu les lumières qui brillent dans la pénombre, se met à rêver d’un être qui, à son tour, se met à rêver le vieil ermite.

Il semblerait qu’il n’y ait plus de frontière pour l’homme qui a traversé, et est revenu, et a choisi d’habiter perpétuellement l’espace frontalier. C’est le cas de Billy, qui n’appartiendra plus jamais véritablement d’un côté ou de l’autre de la frontière mexicaine. Il n’y a plus de frontière car l’homme de McCarthy qui a survécu à sa traversée porte à présent la frontière en lui-même. Il devient la frontière entre le monde réel et son propre imaginaire, et y navigue avec liberté. C’est là sa forme de sagesse, sagesse que le Jefe dans The Counselor conseille à l’avocat mis à nu d’accepter en citant Machado[8] (« Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant »). Et en terminant par cette phrase fatidique : « Tu es le monde que tu as créé, et quand tu disparais, le monde n’existera plus »[9]. Alors, la liberté est devenue totale.

Lucas Gaudissart

[1]Trilogie composée de All the Pretty Horses, The Crossing et Cities of the Plain.

[2] The Crossing, traduction de l’auteur

[3] The Crossing, traduction de l’auteur

[4]Sailing to Byzantium

“That is no country for old men. The young

In one another’s arms, birds in the trees

—Those dying generations—at their song,

The salmon-falls, the mackerel-crowded seas,

Fish, flesh, or fowl, commend all summer long

Whatever is begotten, born, and dies.

Caught in that sensual music all neglect

Monuments of unageing intellect.

 

An aged man is but a paltry thing,

A tattered coat upon a stick, unless

Soul clap its hands and sing, and louder sing

For every tatter in its mortal dress,

Nor is there singing school but studying

Monuments of its own magnificence;

And therefore I have sailed the seas and come

To the holy city of Byzantium.

 

O sages standing in God’s holy fire

As in the gold mosaic of a wall,

Come from the holy fire, perne in a gyre,

And be the singing-masters of my soul.

Consume my heart away; sick with desire

And fastened to a dying animal

It knows not what it is; and gather me

Into the artifice of eternity.

 

Once out of nature I shall never take

My bodily form from any natural thing,

But such a form as Grecian goldsmiths make

Of hammered gold and gold enamelling

To keep a drowsy Emperor awake;

Or set upon a golden bough to sing

To lords and ladies of Byzantium

Of what is past, or passing, or to come.”

 

[5] All the Pretty Horses, traduction de l’auteur

[6] Cities of the Plain, traduction de l’auteur

[7] Cities of the Plain, traduction de l’auteur

[8] “Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
y al volver la vista atras
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.”

[9] The Counselor, traduction de l’auteur