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“Lettres à un jeune romancier” : une propédeutique au roman

Envie d’écrire ? Envie d’enfin franchir le pas ? Suivez le guide… Mario Vargas Llosa et ses Lettres à un jeune romancier.

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Mario Vargas Llosa, né au Pérou en 1936, est l’auteur de vingt romans qui ont fait sa réputation internationale, parmi lesquels La ville et les chiens (1966), Conversation à la cathédrale (1973), La tante Julia et le scribouillard (1979), La fête au bouc (2002), ou encore Tours et détours de la vilaine fille (2006). Son œuvre a été couronnée par de nombreux prix littéraires, dont le plus prestigieux, le prix Nobel de littérature en 2010. Ici, et comme l’avait fait Rilke avant lui avec ses Lettres à un jeune poète, l’écrivain confirmé répond aux questions que lui adresse un jeune écrivain en devenir curieux de connaître les ressorts cachés de l’art du roman. Ainsi, Vargas Llosa écrit et envoie douze lettres à ce jeune interlocuteur dont on ne saura jamais s’il est réel ou virtuel. Mettons nous justement à la place de ce futur écrivain désirant se lancer dans l’écriture de fictions et essayons de rassembler toutes les informations que le maître nous a transmises. Par conséquent, avant de nous lancer dans l’écriture d’un roman, que devons-nous savoir et qu’avons-nous retenu de ces douze lettres de notre expérimenté interlocuteur ?

Le livre étant composé de douze chapitres, nous allons diviser notre analyse en trois parties distinctes correspondant à quatre chapitres chacun : nous allons donc tout d’abord nous intéresser aux allégories zoologiques (le ver solitaire et le catoblépas) ainsi qu’au pouvoir de persuasion et au style, nous nous pencherons ensuite sur la structure du roman (le narrateur, l’espace, le temps, le niveau de réalité), et enfin nous aborderons des procédés narratifs cher à l’auteur ; les mutations et le saut qualitatif, la boîte chinoise, l’élément caché et les vases communicants.

Première chose, et peut-être la plus importante avant de se lancer dans l’écriture d’un roman, c’est d’avoir la vocation littéraire. Et à l’image du ver solitaire, il faut que cela soit quelque chose qui nous ronge de l’intérieur, du plus profond de nous. C’est un véritable esclavage que d’avoir la vocation littéraire car, désormais, on n’écrit plus pour vivre mais on vit pour écrire et, par conséquent, aucune distraction de quelque nature qu’elle soit ne peut nous en libérer. Selon l’auteur, le point de départ de la vocation à inventer et écrire des fictions, est la révolte. S’il éprouve le besoin d’écrire, c’est qu’il veut critiquer ou essayer de se détacher de la vie et du monde véritables. Ce conflit avec la réalité conduit l’écrivain à inventer êtres et histoires suivant son imagination et ses désirs. Mais même si cette révolte est pacifique, il faut se méfier de la fiction car lorsque celle-ci est si bonne et si captivante, elle peut rendre la réalité plus médiocre, encore plus imparfaite et limitée par rapport à l’univers du roman.

Pourtant c’est cette réalité que vit l’auteur qui l’inspire à écrire des histoires. Ainsi, Vargas Llosa pense que toute histoire romanesque tire sa source de la propre expérience de l’écrivain mais que ce monde inventé est parfois si riche, multiple et varié qu’il est parfois presque impossible d’y reconnaître le matériau autobiographique. Quant aux thèmes, l’auteur pense que le romancier se nourrit de lui-même comme le catoblépas, cette créature mythique de Flaubert et reprise par Borges, qui se dévore elle-même. Ainsi, le romancier ne choisit pas ses sujets mais il est choisi par eux car il écrit sur des choses qui lui sont arrivées à l’image de Proust avec À la recherche temps perdu.

L’auteur péruvien nous dit ensuite que fond et forme sont indissociables, ce qu’un roman raconte est inséparable de la façon de le raconter. Quand cela se produit, alors le roman est doté d’un incroyable « pouvoir de persuasion ». A l’inverse de la théorie de la distanciation de Brecht, un roman doit effacer la frontière entre réalité et fiction pour faire vivre au lecteur ce mensonge comme si c’était la vérité. Pour arriver à trouver ce grand pouvoir de persuasion, il faut que la fiction soit souveraine, indépendante et autonome de toute autorité arbitraire et extérieure. Les romans avec une grande force persuasive ne nous racontent pas une histoire, ils nous la font vivre et nous la font partager.

Il en va de même pour le style du roman. Peu importe qu’il soit correct ou incorrect, le style doit être efficace et coller aux histoires racontées. Les mots et le langage utilisé ne peuvent être dissociés de ce que raconte le roman. Pour être efficace, l’écriture romanesque dépend de deux attributs : sa cohésion et son caractère de nécessité. Même si l’histoire est incohérente il faut que le langage reste cohérent pour garder ce fameux pouvoir de persuasion. Quant au caractère nécessaire, il est indispensable pour rendre convaincant un langage romanesque. Quand les mots choisis ne sont pas nécessaires, quand il y a une frontière entre l’histoire et les mots pour la raconter, alors le roman échoue et le lecteur ne croit pas à ce qu’on lui raconte.

Intéressons-nous maintenant de plus près à la structure même du roman. Commençons par le personnage le plus important de tous les romans : le narrateur. L’auteur d’un roman dispose de trois possibilités pour raconter l’histoire : une narrateur-personnage (utilisation du « je »), un narrateur-omniscient extérieur et étranger à l’histoire racontée (utilisation du « il »), et un narrateur-ambigu dont on ne sait pas vraiment s’il s’exprime à l’intérieur ou à l’extérieur du récit (utilisation du « tu »).

Le « point de vue spatial » est le rapport qui existe entre l’espace du narrateur et l’espace du récit et il est donc déterminé par la personne grammaticale utilisée. Lorsque nous avons un narrateur personnage, l’espace du narrateur et du récit se confondent, lorsque le narrateur est omniscient il occupe un espace différent et indépendant de celui du récit, enfin quand le narrateur est ambigu il peut être soit extérieur à l’espace du récit soit impliqué dans l’action à l’image d’un narrateur-personnage. Mais cela serait bien trop simple si un roman se limitait à un seul narrateur et un seul point de vue. Il est ainsi très fréquent de voir les narrateurs se relayer les uns les autres, parfois à l’intérieur d’un même point de vue spatial, parfois en effectuant des mutations spatiales et ainsi en sautant d’un point de vue à un autre.

Le temps est un autre aspect important de la forme narrative et de la structure romanesque. Selon Vargas Llosa, le temps des romans est construit à partir du temps psychologique et non du temps chronologique. C’est-à-dire que c’est un temps subjectif, indépendant et différent du temps réel où vit le lecteur. Le point de vue temporel est le rapport existant dans un roman entre le temps du narrateur et le temps du récit. Et comme pour le point de vue spatial, le romancier dispose de trois possibilités : le temps du narrateur et le temps du récit peuvent coïncider, être un seul temps et dans ce cas le narrateur raconte au présent grammatical, le narrateur peut raconter au passé des faits qui se passent au présent ou au futur, et enfin le narrateur peut se situer au présent ou au futur pour raconter des faits qui se sont produits au passé (médiat ou immédiat). On utilise généralement le passé simple pour raconter un fait qui s’est produit dans un passé médiat (pas de lien et de continuité avec le temps du narrateur), et plutôt le passé composé pour un fait qui s’est produit dans un passé immédiat (temps qui s’allonge jusqu’à toucher le présent, proche du temps du narrateur). Et comme pour le point de vue spatial, il est très rare dans une fiction qu’il n’y ait seulement qu’un seul point de vue temporel. On peut donc également assister à des mutations du point de vue temporel, en d’autres termes lorsqu’il y a un changement de temps grammatical. L’autre analyse intéressante de Vargas Llosa concernant le temps, est la façon dont il distingue dans tout roman temps forts et temps faibles. Il appelle « cratères » les moments où le temps semble se condenser et être terriblement vivant en accaparant totalement l’attention du lecteur et « temps morts » les moments où l’intensité décroît et où la vitalité des épisodes s’en trouve diminuée. Mais l’un ne va pas sans l’autre. A l’inverse de la poésie qui peut être intense en permanence, le roman lui a besoin de ces différents moments pour créer du lien et une certaine continuité dans l’histoire où sont plongés ses personnages.

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En ce qui concerne le point de vue du niveau de réalité, c’est le rapport existant entre le niveau ou plan de réalité où se situe le narrateur et le niveau ou plan de réalité où s’écoule le récit. Les plans du narrateur et du récit peuvent coïncider ou être différents. On distingue généralement le monde « réel », chose ou événement reconnaissable et vérifiable par notre propre expérience du monde, et le monde « fantastique », qui ne l’est pas et qui comprend une multitude de degrés différents (le magique, le mythique, le légendaire, le miraculeux, etc.) Au sein du réalisme, on peut différencier un monde objectif comprenant des choses, des objets, des faits, des personnes qui existent pour eux-mêmes et en eux-mêmes (comme dans les romans de Robbe-Grillet ou d’Hemingway), et un monde subjectif fait d’émotions, de sentiments, de rêves et de fantaisies ; ce monde de l’intériorité humaine que l’on retrouve notamment chez William Faulkner ou Virginia Woolf.

Attardons-nous maintenant sur les différents procédés narratifs chers à Mario Vargas Llosa, et qui font qu’un roman peut devenir une grande fiction. Nous avons vu que dans un roman il pouvait y avoir des mutations spatiales, temporelles ou de niveau de réalité selon que les modifications affectent l’espace, le temps ou le plan de réalité. Une « mutation » est donc toute altération subie par n’importe lequel de ces points de vue. Cela dans le but de donner encore plus l’illusion d’indépendance du monde réel. Il est important de noter qu’à l’inverse d’une mutation purement temporelle ou spatiale qui ne renouvelle pas la substance d’une histoire, une mutation du niveau de réalité peut complètement transformer la nature de l’histoire en la déplaçant d’un monde réaliste à un monde fantaisiste. Quand cela se produit et transforme radicalement la narration on appelle cela un « saut qualitatif » (présent notamment chez Kafka, Woolf, ou encore Céline).

La « boîte chinoise » est un autre procédé utilisé par les romanciers pour doter leurs histoires d’un plus grand pouvoir de persuasion. Cela consiste à insérer des histoires à l’intérieur d’autres histoires. Chaque histoire contient donc une autre histoire subordonnée à elle au premier, deuxième ou troisième degré. Ainsi, comme dans une boîte chinoise, les histoires s’articulent à l’intérieur d’un système où le tout s’enrichit de la somme des parties et où chaque partie s’enrichit également. Parfois cela se produit de façon plutôt mécanique comme dans Les mille et une nuits et parfois de façon beaucoup plus subtile et astucieuse comme dans La vie brève de Juan Carlos Onetti.

Comment ne pas penser au Soleil se lève aussi d’Hemingway lorsque l’on évoque « l’élément caché » d’un roman ? Oui, ce roman où l’impuissance du narrateur-personnage Jake Barnes n’est certes jamais explicitement évoquée mais pourtant présente à chaque instant. C’est en quelque sorte un silence incroyablement explicite et une absence qui devient de plus en plus éloquente au fur et à mesure que l’on parcourt cette histoire impossible entre Jake et la belle Brett. Voilà donc un exemple frappant de l’élément caché d’un roman dont Hemingway était un fervent adepte. Il lui arrivait même à ses débuts de supprimer complètement l’événement principal de son œuvre dans le but d’exciter l’imagination du lecteur et ainsi lui laisser combler les trous de l’histoire de la manière dont il le souhaite. Cela nous renvoie à une réflexion plus générale que je trouve particulièrement intéressante, qui est que la partie écrite du roman est la partie seulement émergée de l’iceberg. Il y a, derrière, toute une matière infiniment plus grande, cachée et laissée de côté. La partie écrite du roman est donc seulement une section ou un fragment de l’histoire racontée.

Enfin, Vargas Llosa nous propose comme dernier procédé, « les vases communicants ». Pour nous expliquer ce principe, l’auteur péruvien prend l’exemple des « comices agricoles » dans Madame Bovary de Gustave Flaubert, où se produisent deux ou trois évènements différents mais comme ils sont racontés d’une façon mêlée, ils interagissent et se modifient entre eux. C’est donc cela qu’on appelle « les vases communicants » : deux épisodes ou plus qui se passent dans des temps, des espaces ou des niveaux de réalité différents, unis en un ensemble narratif par décision du narrateur afin que ce mélange les modifie réciproquement et ajoutant à chacun d’eux une dimension supplémentaire plutôt que s’ils avaient été racontés chacun séparément.

En guise de conclusion, Mario Vargas Llosa nous dit de tout oublier sur ce qu’il nous a livré sur la forme romanesque dans ces douze lettres et de nous mettre enfin à écrire. Bien entendu, il ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas tenir compte de toutes les techniques et procédés narratifs qu’il nous a méthodiquement exposé durant ces douze chapitres. Mais il veut dire par là, que tout roman, toute fiction a une part de magie créatrice qui échappe à la critique et qui ne s’explique pas vraiment. Une part de mystère, de folie, d’intuition, de sensibilité, d’émotion qui est propre à chaque histoire, à chaque narrateur, à chaque romancier. Et cela ne s’apprend pas. Le maître Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, peut nous expliquer toutes les techniques qu’il veut, il ne pourra jamais vraiment apprendre à quiconque comment créer et imaginer. Cela est une aventure personnelle que chacun apprend « en trébuchant, en tombant et en se relevant sans cesse ».

Il ne nous reste plus qu’à essayer de suivre les conseils du maître puis à s’en détacher…

Jonathan Dasnières de Veigy