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Comment la Bibliothèque nationale de France a contribué à faire de la photographie un art, 1946-1961

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En 1940, la photographie souffre en France d’un important manque de reconnaissance et de considération institutionnelle. Les premiers photographes, pour la plupart graveurs et dessinateurs, tentent de faire accepter la photographie comme l’égale des autres arts de la représentation. Diverses organisations rassemblant photographes et scientifiques se mettent en place, au sein desquelles la revalorisation du médium est envisagée et débattue au moyen de publications et de manifestations diverses ; notamment d’expositions dont la portée ne dépasse toutefois pas celle du petit milieu de la photographie.

En dehors de quelques commémorations pour le centenaire de la photographie en 1925 seule la Société française de Photographie est à l’origine de la plupart des manifestations consacrées à la photographie depuis le dernier tiers du XIXe siècle. Elle organise annuellement depuis 1894 jusqu’en 1953, un salon international d’art photographique contemporain présenté au musée des Arts décoratifs. Commémoratives ou non, toutes ces manifestations, sont les objets d’initiatives privées, organisées dans le but d’attirer l’attention de la sphère politique et celle des institutions publiques. C’est la Bibliothèque nationale, qui, la première, est à l’origine d’une politique publique en faveur de la photographie et au sein de laquelle se dessinent différents modèles muséographiques.

La présence importante de photographies au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale et ce dès l’apparition du médium, invite certains conservateurs à s’interroger sur leur place au sein du cabinet. Dans les années 1940, la BN devient donc le premier établissement public français à engager une véritable réflexion sur le statut de la photographie et à lui apporter le soutien institutionnel dont elle a besoin pour faire changer les mentalités.

Des expositions avaient été organisées à la BN dès 1881, mais c’est surtout autour des années 1920 et après la Seconde Guerre mondiale qu’elles prennent de l’ampleur et sont présentées régulièrement. Il faut toutefois attendre 1932 pour que les premières photographies y figurent. Trois photographies anonymes illustrant les lieux d’habitation strasbourgeois de Goethe apparaissent dans l’exposition consacrée au poète. Les suivantes figurent dans le cadre de l’exposition consacrée à Honoré Daumier en 1934. Au fil des années, la photographie se fait de plus en plus présente au sein de ces expositions monographiques consacrées à de grands auteurs. En 1954, l’exposition sur Alfred de Musset réunit ainsi une vingtaine d’épreuves. Ces expositions font alors cependant toutes états du même usage de la photographie : un usage documentaire. La photographie souffre de cette seule assimilation à un « document » et longtemps, sa présence dans les expositions au sein d’institutions publiques, du moins en France, se limite à cet usage et illustre bien la réticence des mentalités à considérer la photographie comme un nouvel art. La position du cabinet des Estampes, ou du moins celle de Jean Laran, conservateur en chef du cabinet et du jeune conservateur Jean Prinet est claire. Pour ce-dernier, « à toutes les étapes de la genèse d’une photographie, il y a place pour l’imagination, la finesse, le goût, le talent et l’intelligence » écrit-il en 1945. C’est sous leur impulsion que les salons nationaux voient le jour et que la photographie cesse d’apparaître comme seul support documentaire dans une exposition.

La mise en place d’un salon national organisé annuellement entre 1946 et 1958 au sein de la BN, est un évènement majeur dans la mise en valeur de la photographie artistique en France. Il initie en douceur l’organisation, ou au moins l’accueil, d’expositions de photographies à la BN, le seul établissement culturel à présenter des expositions de photographie « artistique » en France tout au long des années 1950, et même à une échelle internationale. Il est organisé de façon indépendante par le Groupe des XV, un regroupement de photographes professionnels qui compte entre autres parmi ses membres Marcel Bovis, Emmanuel Sougez, Robert Doisneau ou Willy Ronis. Leur ambition est de défendre le statut artistique de la photographie et le métier de photographe en « mett[ant] en valeur, par des expositions fréquentes, la photographie française ».



Cette mise en valeur artistique transparaît également dans le choix de la Galerie Mansart pour accueillir le salon. Récemment rénovée et adaptée dans le but spécifique d’accueillir des expositions, ce choix joue un rôle important dans la réputation et le prestige dont jouit le salon, et donc sur sa part dans la valorisation de la photographie.

Mansart

D’une durée d’un mois, le salon national réunit cinquante à soixante dix exposants et quelques deux cent épreuves. Les participants, professionnels ou amateurs, sont tenus d’envoyer au jury de sélection un maximum de six ou dix épreuves parmi lesquelles quatre sont finalement sélectionnées. Le jury du salon est ensuite chargé d’attribuer des prix aux photographies présentées. Surtout, ces tirages sont encadrés, comme des œuvres à part entière et non contrecollés sur un morceau de carton comme il était d’usage d’exposer les photographies à l’époque. Par cette attention, le salon se distingue de certaines manifestations contemporaines, et notamment des nombreux salons organisés par les photo-clubs amateurs.

D’autre part, le salon joue un rôle d’ambassadeur de la photographie française contemporaine en voyageant non seulement en France mais aussi à l’étranger. Le rayonnement international du IIIe salon, organisé en 1948, est particulièrement frappant. Après avoir voyagé en Suisse et en Allemagne, le salon national de 1948 est présenté à New York où il remporte un grand succès. C’est grâce au photographe Henri Cartier-Bresson qui suggère cette collaboration à la Photo League, fameuse association de photographes américains, que l’échange peut avoir lieu. Certains membres du Groupe des XV sont ensuite mis à l’honneur à plusieurs reprises dans diverses expositions américaines : l’exposition Five french photographers réalisée en 1953 réunit ainsi les photographes Brassaï, Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Izis et Willy Ronis, dont les photographies avaient pu être observées précédemment au sein du salon national.

L’aval de la BN, l’organisation assurée par les meilleurs photographes professionnels français de l’époque, ainsi que la participation des principaux acteurs du monde photographique contribuent au rayonnement du salon. « Le fait que cette exposition ait eu lieu sous un tel parrainage a été considéré, à juste titre, comme une reconnaissance de l’art photographique » déclare en 1947 Daniel Masclet, l’un des membres du Groupe des XV. Le fait que les épreuves soient encadrées et la sélection drastique opérée par un jury de professionnels garantissent au salon la qualité que ses organisateurs ambitionnent pour lui. Il attire non seulement les foules, mais incite aussi les praticiens intéressés par cette vision de la photographie à se réunir et à s’unir pour une même cause : valoriser la photographie française. C’est par ce biais que Jean Dieuzaide, alors jeune photographe, rencontre certains membres du Groupe des XV. Pour toutes ces raisons, le salon jouit d’une bonne réputation auprès des photographes eux-mêmes.

Toutefois, après le départ de Jean Prinet du Cabinet des estampes en 1954, le salon s’oriente vers la photographie d’illustration, le reportage. Peu à peu les œuvres ne sont plus encadrées une à une mais mises en pages et groupées sous formes de thèmes ou de sujets. Notamment en raison de ce tournant, les critiques dénoncent un essoufflement de la manifestation. Le salon international du portrait photographique, organisé en 1961, s’inscrit à la fois en rupture et en continuité avec les salons nationaux. La dimension internationale transfigure la manifestation, de même que son thème, axé sur un genre artistique. Il constitue en quelque sorte l’apogée de ces manifestations et se situe à un tournant dans l’histoire de la photographie à la BN.

Le début des années 1960 est, d’une manière générale, le témoin d’importants bouleversements, notamment dans le monde de la photographie ; le salon est ainsi la dernière manifestation d’envergure consacrée à la photographie contemporaine par une institution française avant les années 1970. Le salon international du portrait photographique se tient en avril-mai 1961 dans les galeries Mazarine et Mansart de la BN. Le retentissement international du salon est très important : 26 pays participent au salon du portrait dont l’URSS, la Pologne la Yougoslavie et la Roumanie.
L’ampleur de la manifestation, qui dépasse largement celle des précédents salons, exige quelques aménagements ; comme pour les autres salons les photographies sont présentées dans la galerie Mansart mais, pour la première fois, elles sont également présentes dans l’autre galerie d’exposition de la BN : la galerie Mazarine ; tous les espaces d’exposition de la BN sont donc occupés par la photographie.

portrait

Le nombre d’épreuves reçues et sélectionnées pour le salon international du portrait photographique est en effet sans commune mesure avec les manifestations précédentes. Sur 4000 envois émanant d’amateurs et de professionnels du monde entier, 850 épreuves sont retenues, dont 400 pour la France et 450 pour les pays étrangers confondus, là où les salons nationaux n’en exposaient pas plus de 200.

La quantité de photographies exposées est particulièrement importante en 1961 puisqu’à la présentation habituelle du salon les organisateurs ont ajouté ce que l’on peut considérer comme une autre manifestation, divisant ainsi le salon en deux sections : l’une se situe dans la continuité du salon national en étant consacrée aux photographes contemporains, tandis que l’autre propose une rétrospective de photographies anciennes, également sur le thème du portrait.
Cette idée prend peut être sa source dans l’exposition de « quelques uns des incunables de la photographie » montée en 1946 dans la salle Coypel en parallèle du Ier salon national, qui exposait déjà le fonds ancien de la BN en parallèle du salon, mais les deux démarches diffèrent. En 1946, l’exposition de photographies anciennes est un ajout indépendant, presque « opportuniste », qui profite de l’affluence de visiteurs provoquée par le salon national pour présenter en parallèle un échantillon de ses collections : photographies anciennes d’une part « spécimens photographiques de ses collections documentaires » d’autre part. En 1961, l’exposition des portraits anciens propose d’explorer le même thème du portrait elle est consciemment organisée en parallèle du salon international ; cette initiative constitue donc une innovation majeure par rapport aux salons nationaux. Elle l’est d’autant plus que le « salon des portraits anciens » est révélateur d’un tournant dans l’histoire de la photographie à la BN. Sa position est ambigüe : il peut être vu comme une section du salon du portrait puisqu’il traite du même thème aux mêmes dates et dans un même lieu d’exposition, mais il s’en détache sur certains aspects importants. Sa qualification de « salon des portraits anciens » est d’ailleurs assez inconfortable puisqu’un salon qualifie par définition une exposition collective et périodique d’artistes vivants. D’autre part cette section « ancienne » du salon n’est pas organisée par Lucien Lorelle membre du Groupe des XV et président du salon international mais par Jean Adhémar, qui remplace Jean Prinet au Cabinet des estampes en 1954. Un catalogue à part est publié, intitulé Portraits d’hier 1839-1939, qui distingue encore les deux manifestations.

Le nom de Jean Adhémar apparaît pour la première fois dans le catalogue du XIIIe salon, organisé en 1959. Dans lequel il prône le retour à une photographie d’auteur après les détours que le salon avait emprunté vers la photographie appliquée. La manifestation semble ainsi revenir à son ambition première mais change en fait imperceptiblement. Là où l’objectif du salon et du Groupe des XV était de présenter des épreuves « de belles factures » qui valorisent le métier de photographe, le salon se doit maintenant de présenter des « œuvres ». D’autre part, alors que Jean Prinet avait toujours refusé d’avoir un lien avec le choix des épreuves présentées au salon afin de ménager l’indépendance des organisateurs par rapport à la BN, Jean Adhémar fait partir du jury du XIIIe salon. Le conservateur veut avoir un rôle actif dans les enrichissements de la BN qui passent par le salon ; le contenu de la manifestation, plutôt que de représenter objectivement l’ensemble de la production française devient alors tributaire du goût du conservateur, le rôle du salon en est ainsi modifié et se rapproche de plus en plus du modèle de l’exposition temporaire muséale. Déjà en 1955, l’exposition Un siècle de vision nouvelle organisée par Jean Adhémar augure de ce tournant que la BN emprunte à la fin des années 1950. L’exposition de 1955, étudie les liens entre peinture et photographie sur une longue période qui s’étend entre la seconde moitié du XIXe siècle et la période contemporaine ; elle inaugure en quelque sorte la conception muséale française de la photographie en « défend[ant] la place artistique de la photographie [ce qui ] lui off[re] de se distinguer des musées de beaux-arts, encore bien loin de le faire, mais aussi des musées de techniques qui ne considéraient l’invention de Nicéphore Niépce et de Louis Daguerre que sur le seul plan technologique » déclare-t-il.

L’organisation d’une exposition rétrospective, thématique, de photographie va plus loin que ce qui avait été réalisé jusque là dans le domaine ; elle s’inscrit dans le processus de « muséification » de la Bibliothèque nationale, déjà amorcé depuis la Libération. La muséification de la photographie comme l’entend Jean Adhémar ne semble concerner que principalement la photographie ancienne. Jean Adhémar évoque dans la préface du catalogue la nécessité de réaliser des études sur les photographes du XIXe siècle, encore largement inconnus à l’époque, à la seule exception de Nadar. « Ce sera la tâche des Gouvernements, des mécènes dans les années à venir, d’encourager la formation, l’achat des collections, et les études sur les photographes » écrit-il dans la préface au catalogue des portraits anciens.

Le fait que le Bulletin des Bibliothèques de France considère cette exposition, et seulement celle des portraits anciens, comme l’amorce à un musée de la photographie ne semble donc pas surprenant.

Les divers aménagements du salon correspondent bien à la nouvelle orientation que la BN veut donner à la photographie au sein de l’institution. Le salon de 1961 marque ainsi l’arrêt, du moins en France, des grandes manifestations de photographie ; elle est la dernière de cette ampleur à être consacrée à la photographie contemporaine au sein d’une institution publique avant les années 1970. De la même manière qu’il prend place entre deux décennies, le salon du portrait occupe une position charnière au sein du département des estampes et de la photographie de la BN, ce qui explique pourquoi cette manifestation est restée sans lendemain. En novembre 1961, un texte tiré des archives de Lucien Lorelle porte sa signature suivie de la mention « président du salon national », ce qui laisse penser qu’à ce moment, rien ne présageait que la manifestation ne serait pas reconduite ; mais le salon du portrait n’obtient pas le succès critique escompté : « Les journalistes et le public n’ont pas compris que la moitié de l’exposition était composée par des œuvres d’excellents photographes habitués du salon et le reste par des œuvres commandées par diverses entreprises » écrit Jean Adhémar dans un rapport administratif à l’issue de la manifestation.

En dépit de la qualité formelle de la majorité des tirages et de la présence au sein du salon de très grands noms de la photographie comme Richard Avedon, Man Ray, Brassaï, Willy Ronis ou Laure Albin-Guillot, la qualité générale du salon peut sembler affaiblie par la présence de photographes amateurs de tous horizons. Le même rapport administratif rendu par Jean Adhémar sur les expositions de 1961, rend cependant compte du grand succès obtenu par l’exposition Daguerre et les daguerréotypistes organisée quelques mois après le salon. L’ambition du salon d’étudier le thème du portrait de façon aussi exhaustive est peut être la cause de l’échec public du salon évoqué par Jean Adhémar. Il est aisé d’imaginer le vertige du visiteur parmi le millier de photographies exposées à la BN, sélectionnées pour leurs qualités formelles, certes, mais en aucun cas pour leur cohérence stylistique. C’est ainsi que le public, désorienté au salon, plébiscite en revanche l’exposition, plus didactique, consacrée à Daguerre et les daguerréotypistes contemporains. Le succès de cette exposition vient confirmer l’idée d’une modification du statut de la photographie au sein de la BN. L’idée d’organiser, à la BN et donc en dehors des salons nationaux, des expositions exclusivement consacrées à la photographie est révélatrice d’un changement de politique dans ce domaine ; elle tend cependant à valoriser la photographie d’auteur, selon les goûts développés par le conservateur et non l’ensemble de la création photographique et inaugure une nouvelle forme d’exposition de photographie à la Bibliothèque nationale : les expositions à caractère monographique, sur le même modèle que celles qui étaient autrefois réservés aux grands auteurs. Une rétrospective Nadar est organisée en 1965, une autre est consacrée à Nicéphore Niépce en 1967. La nouvelle politique s’étend également à quelques grands photographes contemporains reconnus, comme André Kertèsz auquel la BN consacre une exposition en 1963.

La photographie contemporaine et française, dont la promotion et la défense sont à l’origine de la mise en place des salons, connaît une importante désaffection, à partir des années 1960 et pendant toute la décennie. Alors que sa seule présence au sein des institutions publiques se résume aux salons organisés à la BN, elle en est progressivement évincée. Une exposition consacrée à Robert Doisneau, organisée en 1968 à la BN, se tient dans l’escalier du cabinet des Estampes ; cette frange de la photographie contemporaine a perdu la place d’honneur qui lui ouvrait les portes de la galerie Mansart. Transition esthétique et culturelle, cet assoupissement semble correspondre à un temps de mutation d’un état à un autre en photographie : au total, dix ans sont nécessaires pour que ce monde se réorganise et trouve enfin ses marques au cours par exemple de l’organisation du festival des rencontres d’Arles dont la première occurrence remonte à 1970.

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Le salon du portrait de 1961, pivot d’une histoire de la photographie à la Bibliothèque nationale, incarne un aboutissement : l’investissement d’une institution dans l’évolution du statut de la photographie en France, première à y avoir menée une politique publique en faveur de la photographie. Ce dernier, et tous les autres salons, mettent en lumière la position pionnière de la Bibliothèque nationale et les rôles déterminants de Jean Laran, Jean Prinet et Jean Adhémar. Rôles d’autant plus importants que la photographie tient aujourd’hui une place de premier plan à la Bibliothèque nationale de France. Depuis l’automne 2002 la galerie Mansart est devenue une « galerie permanente » dédiée à la photographie. La récurrence de ces évènements organisés par les départements spécialisés de la BNF confirme les ambitions muséales de l’institution ainsi que sa volonté de poursuivre, en l’accentuant, sa « muséification », amorcée dès l’après-guerre.

 Elsa Whyte