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“Nos corps sauvages” : l’histoire de notre impuissance

Fondre une jeunesse contemporaine dans de grands mythes antiques pour explorer le chaos de nos vies, c’est l’ambition de Nos corps sauvages. Ce projet plein d’énergie est porté par un texte d’une force rare et déployé dans une esthétique provocante.

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“L’histoire de notre impuissance”

Une lumière crue tombe sur ces corps sauvages. Vivants, animés par leur seul instinct, les personnages se révèlent à nous un à un. Abel est amoureux de la copine de son frère le ténébreux Caïn. Narcisse charme mais se révèle incapable de donner ni d’aimer. Orphée et Eurydice, dans la torpeur de leur couple confortable, s’éloignent inexorablement ; Orphée bouillonne, Eurydice ronronne. Au début de la pièce, on les découvre allongés aux pieds d’un Christ sombre et cynique : “Personne ne sera là pour vous sauver d’exister”, assène-t-il. Conscients de leurs vices et découvrant l’immensité de leurs faiblesses, ils cherchent et repoussent leurs limites jusqu’à une fin que l’on sait inexorable.

Dès les premiers instants, on pressent la justesse des tourments que ces corps vont exprimer. Une impressionnante énergie les anime et se fait sauvage, violente, à l’image de la douleur qui les frappe de plein fouet. Et qui frappe aussi le spectateur : il s’identifie, se revoit, se projette, traverse les mêmes craintes et interrogations. Quel amour peut nous rendre heureux ? Jusqu’où doit-on souffrir pour l’autre ? Que signifie “être doué pour la vie” ? Pourquoi toujours cette impuissance qui s’oppose à l’amour ?

Danseurs

Lumières bleues ou rouge envahissent la scène et plongent la salle dans des ambiances lourdes. Les corps s’affrontent et s’effondrent dans une danse esthétique, parfois dérangeante. Ils font l’amour sans pudeur, à l’image du texte, incisif. On balance entre tragédie et poésie. Aux accents dramatiques et aux longues tirades se mêle une langue qui est la nôtre, celle que l’on parle tous les jours, qui nous rapproche d’Orphée et de tous les autres. L’image est simple mais belle, peu de décors.

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Le matériau qui emplit l’espace est le corps humain. Le malmener, le bousculer, l’abîmer, le peindre, le faire pleurer, c’est finalement le sublimer. Le son aussi habite la scène. Les voix déclinent les émotions avec force. Eurydice enfantine devient brutale. La timide voix d’Abel résonne de manière toujours plus amoureuse et sensuelle. “Elle” qui s’adresse à Narcisse d’une voix presque ailée, finit par hurler sa terreur.

Sincères

L’énergie qui se dégage de ces personnages les rend vrais et sincères. Les comédiens se confondent avec les mythes qu’ils incarnent. Tour à tour ils s’adressent au public et l’interpellent, parfois ils deviennent narrateurs, quittent un moment l’action pour raconter avec fièvre et lucidité à la fois les tourments de ces coeurs sauvages. Victimes et survivants sont réunis une dernière fois en une sorte de choeur antique, dans un ultime hymne à l’amour “tel qu’il nous révèle et nous ravage”.

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Ces grands mythes sont revisités avec une insolence qui bouscule le spectateur. Nos corps sauvages parfois dérange ou agace par son ton emphatique et ses images trop crues ; ou peut-être est-ce là précisément la finesse du malaise raconté. L’explosion d’émotions qu’elle dessine est en tout cas réellement touchante.

Sarah Fumey

“Nos corps sauvages”

Texte et mise en scène : Jean-Gabriel Vidal-Vandroy

Avec Hanaë Bossert, Lucas Bouissou, Vincent Calas, Agathe Charnet, Raphaël Goument, Chirine El Messiri, Marie Lasci, Jean-Gabriel Vidal-Vandroy

Lumières : Claire Demeulant

Théâtre de l’Ecole normale supérieure – 12/13 juin à 20 heures, 14 juin à 18h30