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“Sorcerer” : trajectoire de l’homme vers la mort

« Pour moi il ne s’agit pas d’un remake. Il s’agit d’une nouvelle version d’une histoire classique. C’est comme si je montais Hamlet », William Friedkin, Entretien diffusé sur Arte 

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Dans Sorcerer (1977), inspiré du Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot, William Friedkin semble remplir ce mythe d’un ton eschatologique inexistant chez son maître.

Quatre hommes de diverses origines et classes sociales se réfugient dans un misérable village mexicain où les autorités leur proposeront de transporter de la nitroglycérine qui servira à éteindre un champ de pétrole en feu à environ 300 kilomètres.

Tous se retrouvent dans ce terminal car ils ont fui les châtiments de leurs crimes respectifs retracés dans un préambule d’environ vingt minutes. Et c’est par cette nouvelle focalisation de Friedkin que le récit prend une nouvelle ampleur. La représentation du passé trouble des personnages n’existant chez Clouzot qu’à travers des réminiscences discursives parsemant le film. En quoi consistent leurs crimes tels qu’ils sont imaginés par le réalisateur de Bug ? Meurtre, terrorisme, crime financier et hold-up, bref un échantillon de péchés humains dont l’actualité semble décisive dans la crise de notre monde contemporain.

Cette symbolique étant dégagée, on peut avancer que le programme de ce récit, dépouillé des multiples figures de furies qui tourmentent les personnages (police, prison, vengeance des éléments, accidents, nitroglycérine…) trace in fine une trajectoire de l’homme vers la mort.

Il faut dire que l’action, par sa manifestation hollywoodienne, est bien saillante grâce à des moyens techniques dantesques qui visent à créer un suspens viril que d’aucuns pourraient goûter avec délectation. Néanmoins cette action, si elle est spectaculaire, n’est pas facilement amputable de son essence métaphysique. Car en superposant le début de leur aventure commune (traverser plus de 300 kilomètres en portant de la nitroglycérine d’un point A à un point B) à son dénouement (l’assassinat du survivant de cette traversée), quelque chose d’inquiétant émerge et l’on se rend compte qu’une geste absurde s’est déroulée. Une fausse épopée en somme dont la diègèse ne débouche que sur du tragique. Les accidents de voiture, les explosions, les culs-de-sacs, les assassinats ont l’air de recommencer éternellement, de se mettre en abîme et de résonner de concert comme un immense rire de sorcier jeté à la face de l’humanité. Ce vacarme, scandé par plusieurs micro-trajets extrêmes,  fait échouer à chaque fois ces épaves sanguinolentes vers des rivages toujours plus délétères.

A propos du suicide commercial de son film déterminé selon le critique Jean-Baptiste Thoret par plusieurs raisons comme le casting ou l’horizon d’attente des spectateurs américains en 1977, Friedkin  affirme dans un entretien de juillet dernier à Chronic’art :

« On pourrait dire que c’est un film sur les mystères du destin. Et sur les efforts de l’espèce humaine pour faire face à la mort…Ce n’est pas un message très plaisant. A ce titre, je comprends pourquoi il n’a pas marché. Personne n’avait envie de partager ces angoisses-là »

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L’action dans ce film serait donc pour le réalisateur « des efforts pour faire face à la mort ». Cette esthétique est quintessenciée dans une scène qu’on peut sans exagérer qualifier de morceau de bravoure. Il s’agit du passage de leurs lourds camions par temps d’orage sur un long pont de bois fragile. Dans cette véritable danse macabre avec le destin, la matière qui s’effiloche en un énorme craquement, suggère sans cesse la tension extrême. Tension des nerfs des convoyeurs fouettés par un irrépressible besoin de transporter cette nitroglycérine, à travers les pièges vaseux de cette foret. Il y a quelque part par leurs rictus égoïstes une quête individuelle de rédemption, quête beaucoup plus subtile que le profit mercantile par lequel ils se disent motivés.

Tension des cordes et du bois du pont qui tangue, cède partiellement ou  risque de céder, menace à tout moment de tout projeter dans le gouffre. Le spectateur imagine bien que deux monstres hypothétiques ouvrent leurs gueules béantes sous ce pont: le torrent et l’explosion de la nitroglycérine. Le suspens est donc doublement prégnant, mais il dérape vers une rêverie travaillée par ces trois éléments que sont l’eau, le vent et le feu.

Cette scène est donc assez représentative  de  l’essence du film qui fait cohabiter action grandiloquente et poésie morbide sans jamais laisser l’action jaillir stérilement : l’action pour le spectacle vide de l’action n’intéresse pas Friedkin, pas plus que son prédécesseur d’ailleurs.

Il y a cette couleur bistre du ciel et de l’eau, ce brouillard faisant baigner la scène dans une déliquescence munchéenne, la bizarre monstruosité de leurs camions rutilants, bref  ces choix plastiques trop mortuaires pour une scène d’action prosaïque. Et tout se passe comme si cette tension les enveloppait déjà dans le linceul d’une mort à laquelle ils courent.

Une tension qu’une théâtralité rendra hiératique à travers la survenue de cet arbre tranchant, visiblement déraciné par le vent, emporté par l’eau du fleuve  et qui dans sa course aveugle transperce le champ et les chairs.

Deux hommes piégés et un arbre: On pourrait penser à un « En attendant Godot » jeté dans une perspective climatique extrême, d’autant plus que la problématique philosophique de l’incommunicabilité (hommes/hommes, hommes/nature) pèse beaucoup sur le scénario. Ce serait aussi une métaphore de la nature et de l’humanité qui s’entrechoquent dans un admirable travelling balayant la catastrophe et révélant les inextricables épines métaphysiques de cet arbre. En percutant le pont et les deux personnages qui y gesticulent, ce végétal déraciné vient compliquer l’action tout en y ajoutant une dimension christique inattendue. Un travelling dont les inextricables branches ne semblent là aussi déboucher que sur la mort et qui a l’air de prévenir prophétiquement dans son court mouvement, non seulement de la déchéance prochaine de ces hommes mais aussi de l’espèce humaine.

Aymen Gharbi