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Game of Thrones (Le Trône de fer), orgueil et non-préjugés

  Par Juan Manuel Domínguez

S’il y a un genre, un seul, capable de démontrer la quintessence de l’univers du « nerd » (ou  « geek », ou « neerk »), c’est sans aucun doute le fantastique médiéval.

Faisons la liste. Science fiction : de Tarkovski à Lucas, entre ces deux extrêmes, toute l’histoire, passée et future, du cinéma peut être intégrée. Zombies : correspondant souterrainement avec le monde vivant, la terre grattée par George Romero a tant bougé que finalement, en passant par The Walking Dead, l’arrivée oxygénante des bouffeurs de crânes dans le cinéma mainstream a généré un corps ultra vivant de la fiction. Super-héros : le grand sauvetage d’Hollywood et son meilleur alibi, celui-là qui cherche à nous faire voir des films comme on lisait des histoires il y a un siècle (quel genre identifierait mieux notre époque que celui des super-héros ?).
Mais nous étions en train de dire qu’il existe –existait- un genre qui continue à être une exception, un précieux pour Gollum, qui s’est maintenu jusqu’à l’année dernière à son rang de patrimoine exclusif de l’humanité nerd : le fantastique médiéval.
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Bien sûr, le contre-exemple inévitable de cette idée est Le Seigneur des Anneaux, la trilogie avec laquelle Peter Jackson a installé l’univers du fantastique médiéval dans l’imaginaire populaire, comme Lucas qui avait lui rempli chaque rétine de la planète de mannequins munis de sabres laser et d’une version plastique d’un mythe du héros de Campbell. Mais, quel autre exemple avait-on ? Depuis le 17 avril 2011, il y en a un nouveau : Game of Thrones (le Trône de Fer), la série HBO de 10 chapitres, sur le point de sortir en DVD et dont la deuxième saison passe actuellement à l’antenne. Série inspirée de Chanson de glace et de feu, la légende littéraire vendue par millions, créée en 1996 par George R. R. Martin, et qui attend toujours une fin à ses 5 volumes.
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Dana Jenkins l’a dit : « La série, qui a commencé avec A Game of Thrones (Un Jeu de Trône) est comme un roman du XIXème siècle, panoramique et dans une constante expansion qui se transforme en fantaisie variée, plus Balzac et Dickens que Tolkien ». Hérétique du Saint Patron du fantastique médiéval (au moins pour la majorité des mortels qui ne savent pas qui est Robert E. Howard), la chronique de la lutte entre plusieurs familles aristocratiques pour la couronne des Sept Royaumes est inspirée très librement de la guerre des deux roses, la bataille médiévale et familiale pour le trône d’Angleterre. Et elle est pratiquement dépourvue de magie, du deus ex machina de la spectaculaire « Bienvenue en terre du Milieu ! » (en fait, Martin a avoué qu’il inventait des géographies et des légendes internes au cours de son écriture, et qu’il doit parfois consulter ses plus grands fans pour suivre le fil de son récit labyrinthique, afin de ne pas « merder comme Lost »). Game of Thrones, sur la page mais surtout sur l’écran, est d’un réalisme fascinant. Il y a des nains, oui, mais ils ne constituent pas une race : le puits de pétrole de la série est Tyrion Lannister, un nain par erreur, non pas par appartenance à telle ou telle race. Il y a des œufs de dragon, oui, douceurs de la princesse/offrande/reine sodomisée et presque albinos Daenerys Targaryen. Il y a un proto-Conan (interprété par le guttural Jason Momoa, qui serait en effet Conan dans le remake récent du barbare), un proto-Aragorn (Sean Bean, qui a le Seigneur des anneaux à son actif), une proto-Katniss Everdeen (l’incroyable Raulito du clan Stark, Arya). Il y a des dizaines de trames –déjà vues mille fois- dont le dénominateur commun est la conquête ou la défense du trône de la terre de Westeros (Cendrillon devenue Jeanne d’Arc, l’opprimé au grand cœur, l’éducation du héros), et qui tournent, parfois comme des loups géants rôdant autour du déjeuner, parfois comme des moustiques bourdonnant, les unes autour des autres. Parfois même, elles se sucent le sang entre elles, jusqu’à se toucher pour les moins neuves.
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Personne mieux que R. R Martin lui-même, ex-scénariste de BD et séries (le remake de La Belle et la Bête), actuellement blogueur harcelé par des milliers de fans en attente des derniers tomes de la saga, ne peut expliquer sans doute le succès que son œuvre reçoit à la télévision : « Quand Indiana Jones se bat contre un convoi de 40 nazis, c’est très prenant, mais ce n’est pas La liste de Schindler ». En d’autres termes, dans Game of Thrones, série ou saga, le réalisme apparaît quand il faut montrer le sexe, la trahison, la violence (dans Game of Thrones quiconque peut être tué à tout moment, et cette tension est une bénédiction médiévale). Dans son astuce qui consiste à prendre tous les vices médiévaux (jusqu’à ceux qu’Hollywood a construits) et à les doter d’une drôlerie et d’une grâce machiavéliques, la série crée un grand piège, sagace et épouvantable, celui-là que le New York Times définit comme « Les Soprano au Moyen-âge » (définition apportée aussi par l’un des créateurs de la série sur écran, David Beniof, improbable scénariste de L’heure 25 qui eut longtemps pour livres de chevet les deux premiers tomes de la saga). En fait, ce piège, c’est un peu le Seigneur des Anneaux écrit par Alberto Migré. Et, sincèrement, pour une télévision en quête de qualité, il est bon de déguster la grâce d’orfèvre avec laquelle Game of Thrones a su capturer l’essence la plus pure de l’hystérie cathodique, du mélodrame historique qui suscite une dépendance vampirique. Et on peut ici ajouter la définition d’Emily Flake, la conteuse du New Yorker : « C’est du pop-corn recouvert d’un désagréable sang chaud, en lieu et place du sucre ».
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Game of Thrones n’est pas Mad Men: dans un monde viscéral, d’amours et d’injustices, elle ne cache pas le moindre atome du berceau de sa venue au monde cathodique (gore à l’Argento, drame type Dallas, et personnages collectionnables). Derrière l’usage troyen du sexe softcore et sa boucherie bizarre (en 10 chapitres, la première saison –qui correspond au premier livre- a produit des images aussi auto-consciemment sanglantes que le déchirement d’une langue ou peut-être l’enregistrement le plus réaliste jamais tourné d’une mort au cours d’une joute, dans un gargouillis inoubliable), Game of Thrones ne prétend être rien de plus. Loin, par exemple, de l’usage nécrophile des zombies comme pamphlet politique gambadant ou du syndrome Watchmen que représente The Wire, Game of Thrones s’assume en tant que feuilleton, plus proche de Dulce Amor que des Sopranos.
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« I’ma get medieval on your ass », disait Marcellus Wallace (“Pulp Fiction”), personnification de la blaxpolation taillée par Tarantino. Game of Thrones, opération tarantinesque sur le récit médiéval (peu importe d’où viennent ses composants, seul l’assemblage compte, délabré mais invincible et vindicatif), montre son cul médiéval à l’intelligentsia et aussi à la stupidentsia télévisée.
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Game of Thrones rappelle, paradoxalement, dans sa grandeur, dans son épopée du flux télévisuel, dans son souci de ne pas casser les moules pour mieux les utiliser afin de créer un divertissement comme la télé n’en avait pas offert depuis longtemps (le final de la première saison… ufff) les mots que le critique américain J. Hoberman avait employés pour parler de Flaming Creatures, l’Album Blanc du ciné expérimental new-yorkais : « En même temps sophistiquée et primitive, hilarante et mouvementée, spontanée et étudiée, pleine de folie et de langueur, brutale et délicate, visionnaire et nostalgique, courageuse et imaginative, fraîche et en décomposition, innocente et lasse, crue et cuisinée, alternative et sage, somptueusement perverse et glorieusement appauvrie, Flaming Creatures est un phénomène nouveau sous le soleil ».
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Traduit de l’espagnol (Argentine) par Quentin Jagorel-