PROFONDEURCHAMPS

Albert Camus, solitaire

Les articles sur Camus parus ces derniers temps dans la presse française ne manquent jamais de m’attrister.

Camus figure de droiture intellectuelle, Camus engagé, Camus journaliste… Tout ça est terriblement rasoir. Camus un de ces hommes dans le monde comme le monde en a tellement connu ; humaniste, libertaire, politique, blabla. Ce monde était tracé à la règle et sir Camus était perpendiculaire au monde.

De là où j’écris, où les embruns de la Pacifique fouettent le visage, sous le ciel du jour témoin de ce qu’il fut la veille, légèrement crépusculaire, irisé, doigts de rose, et la végétation des collines inhumaines exaltant les mouvements du cœur comme le firent autrefois le ciment parisien, je sais que ces choses que l’on dit sur Camus ne sont pas vraies. Du moins, elles ne sont pas Vraies, car en plus d’être inconséquentes, elles faussent l’idée de l’Homme.

Deux ouvrages pour comprendre. Je dis comprendre, mais en réalité il n’y a rien à comprendre. Je réécris ; deux ouvrages pour sentir. Voilà, sentir. Camus n’aurait aucun intérêt s’il n’était qu’une de ces personnes luttant pour des idéaux, à la botte du parti communiste dans les années cinquante, contre les mêmes marxistes au nom d’une autre théorie, ad nauseam. Solitaire et solidaire, écrivait-il dans ses Carnets. Aujourd’hui on oublie volontiers le premier terme pour brandir le second. C’est un crime. La solidarité est bien peu de chose sans l’égotisme, le politique n’existerait pas sans l’individu.

Deux ouvrages : Caligula et Les Noces.

Je suis toujours étonné de voir Caligula assimilé à un ouvrage politique. Enfin, la pièce est peut-être politique, mais l’on touche au cœur du problème. Comprendre Caligula comme les conséquences d’un pouvoir politique tyrannique ou comme l’allégorie de la démence des régimes du XXème siècle serait passer à côté de l’essentiel, de l’essence de la pensée de Camus. Caligula bourreau, Caligula assassin, Caligula dictateur… Oui, oui, si l’on veut. Laissons ces hommes engagés. Reposons-nous un instant, dans les jardins de Caligula, où les arbres ombragés frétillent comme des chiots et la moustache de l’herbe émeraude vole au gré du vent. Sous les jeunes vignes, Caligula, petites sandales. Il vient de voir la lune. Avant ça, quelqu’un vient de mourir. Et après ça, il va tuer une grande partie de sa patrie. Le bon ordre des choses.

Il m’est avis qu’il y a bien plus à dire sur la lune de Caligula que le caractère politique de ses actes. Qu’est-ce que la lune ? Je crois bien qu’elle a le même éclat que ces deux yeux verts de Long Island qui veillent sur Gatsby et Daisy. Elle a quelque chose aussi de la falaise sur laquelle l’attrape-cœur protège ses enfants ; spleen et idéal, idéal, idéal. Quand vous lisez Camus, je vous en conjure, ne passez surtout pas à côté de la lune. Lire Camus comme un homme historique et politique revient à lire Baudelaire comme un biographe du XIXème siècle, à lire Rimbaud comme un linguiste…

Caligula (Camus) est un poète romantique. Il se donne la tâche de sauver le monde, à comprendre, rendre le monde supportable, le rendre beau. Mais le monde n’est pas supportable car les gens ne vivent pas heureux –comment le pourraient-ils ? Ils sont tous atteints par la mort; et si la mort existe, la vie n’a aucun sens. Alors il doit devenir Dieu, supprimer la mort par le hasard de la nature et rétablir la mort sacrée, redonner le sens à la vie, pousser la logique jusqu’au bout.

Le récit change de ton. Il n’est plus question de rapports de pouvoir, l’intrigue se concentre sur une seule facette : l’existence humaine. De fait, Camus est autant un esthète qu’un intellectuel engagé. Je fus placé, écrivait-il dans la préface de L’Envers et l’endroit, à mi chemin entre la misère et le soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire. Le soleil m’a appris que l’histoire n’est pas tout. Le soleil est ce qui dore la peau quand Mersault se trouve dans sa maison de campagne ; le soleil est aussi ce qui brûle les os de ses différents personnages. L’esthétique de Camus est ici : le monde (la nature) est infiniment beau, mais cette beauté éternelle et immuable exclut l’homme. Le plus vieux problème de la philosophie. L’homme est un être intelligent, il exige en conséquence des réponses, cherche des raisons de son existence, interroge le monde sur sa propre place. Le monde ne lui répond pas. L’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.

Alors, comment vivre, comment même survivre ? La solitude. C’est en faisant fi de toute vie extérieure, en confrontant face-à-face sa propre âme et le monde, son soleil, ses arbres, ses falaises, en d’autres termes accepter la condition humaine, faire avec ce silence intenable, que l’homme peut affronter le monde extérieur. Affronter est un terme maladroit. La contemplation de Camus relève plutôt d’un consentement absolu avec le monde, accepter l’absurde, le non-sens du monde, pour trouver la vie belle et précieuse.

Voici à mon avis la plus grande raison qui motive l’engagement de Camus : son esthétique du monde. Que le monde n’ait pas de sens ne signifie pas que la vie n’en a point ; le sens de cette dernière se trouve dans la beauté, le plaisir charnel, la pêche qui une fois croquée se répand sur la joue et le menton, la peau d’une femme, le souffle aciéré du désert. Et si la vie a cette beauté, et donc ce sens, il faut la défendre, car l’homme absurde est résolument l’égal de tous les hommes. Conséquence logique, puisque dans ce monde sans Dieu le roi égale l’esclave.

À une autre époque, Camus eût pu être un poète tranquille, une âme en paix, un autre Rousseau. Avant de vous laisser avec un extrait des Noces, le moto de Camus que je trouve plus qu’éclairant : il faut tout faire, en effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et de la laideur. 

Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me la souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu.

 Cen.

2 Commentaires

  • Posté le 10 October 2012 à 18:10 | Permalien

    Enfin quelqu’un qui comprends qui était Camus …Camus était un poète,pas seulement l’écrivain engagé dont tout le monde parle. Il aurait du être poète, mais l’histoire a pris le devant sur lui. Sur son histoire, sur ce qu’il est.

  • Posté le 10 October 2012 à 18:16 | Permalien

    Merci beaucoup pour cet article….