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Un homme, une femme… et une voiture

Claude Lelouch raconte souvent une jolie anecdote, avec ce goût qui lui est coutumier de romancer un peu sa propre vie. Un matin de 1965, aux aurores, à Deauville, ruiné et conspué par la critique alors que son dernier film, « Les Grands moments », vient de sortir sous les huées, il se réveille sur la banquette arrière de sa voiture garée sur la plage. Il a fui Paris dans la nuit et s’est échoué ici. Un instant plus tard, au loin, il aperçoit la silhouette indistincte d’une femme (ou bien est-ce celle d’un homme ?), avec un enfant et un chien. Bouleversé par la beauté de cette image qui flotte au loin, il court dans un café pour écrire le scénario préliminaire d’un « Homme et une femme ». C’est à travers la vitre sale de cette voiture, que Lelouch, seul et transi, voit soudainement une raison d’espérer, comme il le dit lui-même, et de survivre au coup de fouet amer de l’échec. « Ce moment m’a sauvé la vie », conclut-il.

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Pour Lelouch, la voiture a toujours été un moyen d’aller vite. Pour fuir de Paris, cette nuit-là, pour gagner des courses automobiles souvent. Mais dans « Un Homme et une femme », et peut-être est-ce dû aux circonstances de la genèse de l’idée du film, la voiture n’est pas que cela. L’automobile de Jean-Louis Duroc (Trintignant) est aussi l’endroit de l’introspection, le lieu du dialogue, le lien motorisé entre ceux qui s’aiment ; bref le vecteur de l’histoire.

Vivre vite : la célérité et la mort

En 1976, dans son court-métrage « C’était un rendez-vous », Lelouch filme, en un plan-séquence de 8 minutes, avec une caméra fixée au pare-chocs de sa voiture, une course folle dans Paris, à 5 heures du matin, de la Porte Dauphine jusqu’au parvis du Sacré-Cœur. L’exercice, extrêmement périlleux, réalisé sans trucages, est un aveu : Lelouch veut vivre vite, au risque d’en mourir, et surtout filmer ce risque limite, au plus près de l’asphalte des routes.

Et, dix ans plus tôt, dans « Un Homme et une femme », c’est d’abord cette urgence de vivre que la voiture incarne. Anne et Jean-Louis, la femme et l’homme, sont tous deux veufs, ils ont connu la mort de près, elle les hante. Anne vit encore dans l’admiration de son mari disparu. Jean-Louis –il le confie à Anne au milieu du film- a subi un accident de la route très grave, suivi du suicide de sa femme qui le croyait perdu. Tout l’enjeu du film est donc de montrer le bourgeonnement d’un nouvel amour sur les ruines du souvenir. Si la voiture a semé la mort dans la vie de Jean-Louis (qui est coureur automobile), elle appartient aussi irrépressiblement à son présent, à la fugacité de son existence. Et c’est juste après ces confidences faites à Anne qu’on apprend qu’il part disputer le rallye de Monte-Carlo : trouver la vitesse de son bolide pour s’enivrer, dans un état de suspension. Après la très longue scène de la course, rythmée par les vrombissements des moteurs et les commentaires radios de Gérard Sire, Jean-Louis reçoit un télégramme d’Anne : « Je vous aime ». C’est pendant l’épreuve harassante et dangereuse du rallye que les choses se dévoilent, Anne a peur pour Jean-Louis. Pour Lelouch, la voiture est l’incarnation de la précarité de la vie, soumise au sort, pouvant déraper à chaque virage, mais sublime quand la chance est du côté du pilote, si puissante quand la mécanique fonctionne.

Il y a donc beaucoup de James Dean et de sa fureur de vivre dans le rapport de Jean-Louis Duroc à sa voiture, mais il y a aussi bien plus : l’épaisseur psychologique et, bien sûr, l’amour.

Le temps en suspension et l’espace de l’habitacle

Tous les grands moments de dialogue entre les deux amoureux ou entre Jean-Louis et lui-même ont lieu dans l’habitacle de la voiture. C’est après leur première rencontre à Deauville qu’Anne et Jean-Louis font vraiment connaissance sur le chemin du retour vers Paris. La route est un entre-deux, une sorte de lieu neutre où les pensées et les émotions seraient mises à nu, un no man’s land propice au lâcher-prise. A qui n’est-il jamais arrivé de regretter qu’un voyage se termine ?

Nous parlions du moment de suspension de la course automobile : justement, dans le film, le temps de parcours en voiture est, quant à lui, comme un sursis. Après le rallye et la réception du télégramme, Jean-Louis décide de regagner Paris dans la nuit. Sur la route, il imagine mille fois, dans un long monologue, le scénario de son arrivée chez Anne (Que lui dire ? Comment se présenter ? Et quand ?). A la fin de ce très long questionnement, il soupire, soulagé : “Enfin, heureusement, j’ai quelques kilomètres pour trouver autre chose”. Tant qu’on est dans la voiture, tout est possible, rien ne vient troubler le cours de la pensée, ou celui de l’échange. L’habitacle est un endroit de paix, dont la jouissance est par définition éphémère car conditionnée à la distance parcourue.

Pendant ces scènes qui ont lieu dans la voiture, Lelouch filme les personnages à travers le pare-brise et, par conséquent, la réalité est filtrée par la vitre (les essuie-glaces passent, les gouttes de pluie s’écoulent). L’habitacle est, d’une façon ou d’une autre, une parfaite allégorie du cinéma : la réalité y est condensée et sublimée à travers un écran. C’est en cela que l’habitacle est un lieu si particulier : à la manière d’un film, il construit une unité totale, quand tout autour de lui s’agite.

Relier des lieux, lier des êtres

Mais avant tout, dans “Un Homme et une femme”, la voiture est un lien qui permet à ceux qui s’aiment de se retrouver, de combler la distance qui empêche leurs étreintes (ce sera le cas aussi dans “C’était un rendez-vous”). C’est en voiture qu’Anne et Jean-Louis vont voir leur enfant respectif à la pension de Deauville chaque week-end. C’est en voiture toujours qu’après le rallye, lui la rejoint, elle, en faisant le chemin de Monte-Carlo à Paris. Au contraire du télégramme qui transmet seulement les messages, l’automobile permet de rassembler les corps. Bien plus que les autres moyens de transport, la voiture incarne magnifiquement au cinéma l’attraction presque atomique des corps : elle peut aller assez vite pour montrer le mouvement mais assez lentement pourtant pour le faire durer, renforçant la force magnétique à chaque kilomètre parcouru. Et puis, une voiture, on la conduit soi-même, roulant droit, le regard au loin, vers la peau de l’être aimé.

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La scène la plus connue de “Un Homme et une femme”, c’est-à-dire la séquence de la plage au son de “Chabadabada” de Pierre Barouh, est la plus belle illustration de cette idée. Jean-Louis arrive en voiture sur la digue de Deauville, aperçoit Anne et les enfants sur la grève, remonte dans la voiture et les rejoint à toute allure. C’est la voiture qui rapproche les êtres, Lelouch la filme latéralement depuis un autre véhicule, et épouse ainsi son mouvement à travers les cabanes de plage. Puis, la Ford Mustang se gare sur la plage, alors qu’on voit Anne et les enfants au premier plan. Jean-Louis fait des appels de phare (la voiture intervient encore dans le rapprochement des êtres), puis ce sont les retrouvailles, nourries d’étreintes.

A la fois incarnation de la précarité de la vie, lieu hors du temps et lien entre des corps qui s’attirent, la voiture est essentielle à “Un Homme et une femme”. Elle en est peut-être même, plus que Jean-Louis et Anne, le personnage principal.

Quentin Jagorel

2 Commentaires

  • Posté le 21 July 2013 à 15:51 | Permalien

    Merci de nous avoir rappelé l’homme à la merveilleuse voix, Gérard SIRE.

  • Posté le 21 July 2013 à 19:49 | Permalien

    Merci pour cette analyse aussi sensible que pertinente, pas du tout cuistre en tout cas ! Je n’appartiens pas A la generation “chabada”; ma decouverte de Lelouch s’ est surtout faite par ces fresques dans lesquelles il veut embrasser le temps dans un recit speculaire (j’ai en t^ete les Uns et les autres). Mais aussi ces films quasi improvises, tournes entre copains : Le chat et la souris, avec justement , oh hasard, une vertigineuse course contre la montre dans Paris, mais a moto, si mes souvenirs sont bons.
    Tout ceci pour vous dire que j’ai ete emerveille lorsque, plus tard, j’ai decouvert Un homme et une femme, film pour lequel j’avais une prevention, m imaginant voir une guimauve sentimentale, alors que si l’emotion est bien la, comme vous l’avez rappele, il y a ce travail sur la forme, l’epure du style qui est saisissante.
    Se cree ainsi une expression exarcerbee des emotions par leur traitement.
    Connaissez-vous La presqu ile, une nouvelle de Julien Gracq, ou l’on retrouve exactement ce que vous avez evoque : l’automobile comme mediateur du reel, et le lieu de revelation des sentiments….
    Ps. Soyez indulgent pour ma frappe monodigitale et souvent fautive !