Marseille, un vendredi d’octobre 1923. Malraux, encore jeune écrivain en devenir, embarque au bord de l’Angkor pour un voyage de quatre semaines vers le Cambodge. Ce jour-là , pas de voyage existentiel en quête de liberté.  Malraux n’a qu’un seul but : piller les statues d’un temple khmer pour effacer ses problèmes d’argent. Malheureusement pour lui, l’expédition tourne mal. Il termine arrêté et jeté en prison.
[caption id="attachment_5033" align="aligncenter" width="560"] André Malraux © La règle du jeu[/caption]On connait André Malraux, homme enflammé à la voix chevrotante, le fiévreux aventurier porté par la mystique de l’identité. Mais à cette époque, Malraux n’en est encore qu’à ses débuts, il est un jeune écrivain de Bondy sans ressources qui cherche la notoriété. Mythomane acharné, il s’invente un passé glorieux et se prétend prince d’un pays lointain, de quoi séduire la belle et aventureuse Clara Goldschmidt, de trois ans son ainée. Fille d’une riche famille allemande, elle renie son milieu et ses parents pour Malraux avec qui elle s’enfuit en Italie, et qu’elle épouse l’année même. Ils parcourent ainsi ensemble la vie culturelle parisienne, avec tumulte et ferveur.
Mais en 1921, le drame arrive : Malraux, qui n’a jamais été un grand homme de débrouille, perd son argent placé dans des actions mexicaines. A Clara lui demandant ce qu’il compte faire, il répond : « Vous ne pensez quand même pas que je vais travailler? »… Malraux a une idée : grand amateur du musée Guimet, il a appris l’existence d’un temple cambodgien à demi-oublié sur la route de Saint Jacques de Compostelle, à Banteay Srei, la citadelle de la beauté en khmer. En vendant quelques statues, cela leur permettrait de vivre deux à trois ans…. Malraux contacte quelques amateurs d’art américains et obtient une autorisation de recherche du gouvernement français : l’expédition est lancée !
C’est de cette expérience que Malraux puise l’essence de son premier grand roman, La Voie royale. Le livre raconte le voyage de Claude Vannec, jeune archéologue intelligent et ambitieux, avec Perken, aventurier expérimenté qu’il convainc de l’accompagner au Cambodge pour réaliser le pillage de temples khmers. Ressemblance à s’y méprendre avec la propre histoire de Malraux…  mais l’exaltation l’emporte souvent sur la réalité, et certains ‘’détails’’ embarrassants sont transformés en aventures quasi-mystiques. Comparons les deux versions.
Arrivés à Angkor, à 20 km de Banteay Srei, Clara et André Malraux rencontrent l’Ecole française d’Extrême Orient et rassemblent une équipe pour leur expédition. Certains connaissent le chemin de la fameuse voie royale qui mène à Banteay Srei, mais il n’est guère employé, une chance pour Malraux. Le trajet en forêt dure deux jours et demi, à dos de cheval, voyage tranquille et sans véritable difficulté à en croire les mémoires de Clara, Nos vingt ans. La version romanesque de Claude Vannec/Malraux est légèrement plus agitée : « Le mur traversait la végétation comme un chemin, mais sous une mousse gluante. La chute, si Claude voulait marcher, était d’un extrême danger : la gangrène est aussi maitresse de la forêt que l’insecte. Il commença à avancer à plat ventre ; la mousse à l’odeur de pourriture, couverte de feuilles mi- visqueuses, mi- réduites aux nervures comme si elle les eût en partie digérées, s’étendait à hauteur de son visage, grossie par la proximité, vaguement agitée dans l’air si calme, rappelant par le mouvement des fibrilles la présence des insectes ». Malraux et son éternelle arachnophobie…
Parvenu jusqu’à Banteay Srei, Clara et André sont éblouis par ce temple enfoui dans les broussailles, « suffoqués par la grâce de sa dignité » : « Au fond, écroulé en partie, mais dressant néanmoins sur les deux côtés des murailles encore affirmées, ce temple rose, orné, paré, Trianon de la forêt sur lequel les taches de mousse semblaient une décoration ». « Nous avions touché ce qui nous appartenait ».
Vannec, lui, est moins concerné par le lyrisme du lieu : « Des pierres, des pierres, quelques- unes à plat, presque tout un angle en l’air ». Il songe avant tout à détacher les sculptures du temple, sciant péniblement la pierre heureusement peu solide afin d’entasser sur des chars à bÅ“ufs une tonne de pierres sculptées et quatre grands morceaux de bas-reliefs.
Malraux fait de même. Mais une fois retourné à Angkor, surprise : ils ont été dénoncés, et la police en les fouillant découvre les sculptures volées. D’abord assignés à résidence, Malraux et son équipe sont enfermés puis condamnés à 3 ans de prison ferme. Ce n’est que grâce à l’activisme de Clara, ayant pu retourner librement en France (au motif qu’en présence de leur mari, les femmes ne sont pas responsables de leurs actes !), que Malraux n’est finalement condamné qu’à un an de prison avec sursis. Il peut retourner en France sans encombre, paré d’une réputation désormais installée. Sa renommée est lancée.
[caption id="attachment_5034" align="aligncenter" width="560"] André Malraux photographié par Gisèle Freund en 1935 © Agence Nina Beskow[/caption]La fiction est plus exaltante, fidèle à l’écriture fiévreuse de Malraux. Après avoir emporté avec eux les sculptures, Vannec et Perken se perdent en forêt et s’introduisent dans les territoires de la tribu indigène des Moi. Blessé par la lance d’un « sauvage », Perken s’enfuit, aidé de Vannec. Mais, poursuivi par les indigènes et atteint par la gangrène dominatrice, image de la forêt elle-même, dévorante et dominatrice, Perken succombe lentement. Malraux se livre alors à une fin quelque peu surréaliste, mêlant étrangement mort et élans virils, bien loin de la réalité un peu plus décevante :
« Vainqueur ou vaincu, il ne pouvait en un tel jeu que gagner en virilité, qu’assouvir ce besoin de courage, cette conscience de la vanité du monde et de la douleur des hommes ».
Plus loin : « Il n’entendait plus que lui, comme si lui seul eût pu s’accorder à la fournaise qui arrachait son âme à la forêt, comme s’il eût seul exprimé la réponse obsédante de sa blessure à ce ciel sacré. La vie était là , dans l’éblouissement où se perdait la terre. »
Enfin, la dernière agonie avant la fin : « Il n’y a pas de… mort… il y a seulement… moi, moi qui vais mourir. »
Cet épisode cocasse de la vie de Malraux, finalement sans grande conséquence sur sa réussite future, illustre bien sa folle démangeaison pour les histoires inventées. Menteur invétéré, Malraux s’est toujours plu à se créer des vies (encore) plus sulfureuses et tumultueuses que la réalité. C’est en même temps son goût pour l’action – bien réel – qui pousse toujours Malraux à suivre ses engagements, comme si l’aventure entrainait avec elle l’idéal qu’elle poursuit. On pourrait d’ailleurs noter avec délice qu’après ses faits de gloire au Cambodge, Malraux se lance à corps perdu dans la fondation du journal L’Indochine enchaînée pour défendre le peuple cambodgien face aux excès du colonialisme !
Mais au-delà de ces arrangements avec la vérité, Malraux dévoile ainsi la véritable force de l’aventure, celle de nous pousser dans une vie plus réelle, plus intense où l’on arrête de simplement vivre pour enfin exister. « Tout aventurier est né d’un mythomane » nous dit-il, l’extraordinaire naît souvent du banal. Mais même si le voyage est né d’une affabulation, autant profiter de la traversée pour s’élancer sans compter dans le défi de sa vie ; et ce n’est pas un hasard si le voyage de Malraux commence dans une ville à la sonorité prémonitoire : Angkor.
Sacha Dray
2 Commentaires
Lecture rafraichissante.Il reste 1° à percer le “mystère” de cette phrase de votre article “un temple à demi oublié sur la route de ST JACQUES DE COMPOSTELLE !!!!!!”
2° à regretter une conclusion peu explicite: en quoi un vol, une condamnation justifie “il peut retourner en France paré d’une réputation désormais installée, ……”
Relire correctement avec la ponctuation.
J’ai fait la même erreur.
Donc, comprendre: alors que je faisais le chemin….. J appris que….
Voilà . Ok ?