PROFONDEURCHAMPS

“Kaili Blues” de Bi Gan : voir ou rêver

Kaili Blues / Gan Bi / Chine, 2015 / 110 min

Derrière la contemplation abstraite de Tarkovski, se cache ce regard qui révèle la cruauté de la pauvreté et de la condition du peuple soviétique, cachées par le régime. Au visionnage de Kaili Blues, on peut se demander si, derrière ces différentes couches de temps, de formes et d’histoires individuelles, Bi Gan, jeune réalisateur chinois de 24 ans, ne nous offre pas, au-delà d’un voyage mental et mémoriel, une chronique de la misère. Une misère que l’on ne montre pas, dont on parle peu, dans le bateau ivre d’une des plus grandes puissances mondiales. Une histoire commune à travers un personnage-monde.

235613.jpg-r_1280_720-f_jpg-q_x-xxyxx

Ainsi, Kali Blues est un rêve éveillé. On plonge avec le réalisateur dans Kaili, son village natal – décors brumeux dans lesquels il est difficile de se déplacer, pour les personnages comme pour les spectateurs. On ne nous tient pas par la main, il n’y pas de fil d’Ariane. On s’enfonce, ensemble, dans le brouillard. Sans jamais vraiment savoir où l’on est ou quand nous sommes. Le petit garçon qui apparait dans le salon d’un appartement inconnu, dans la première partie du film, peut devenir le temps d’un battement de cil, un adolescent attendant assis sur son scooter, immobile le regard au loin, loin au-delà de l’écran, au milieu de nulle part, après l’apparition à mi-chemin du film du carton-titre. On avance pas à pas, par bribes de discussions, par signes discrets qui se dispersent dans chaque plan.

Alors, tout comme ce long plan-séquence de quarante minutes, on navigue d’une rive à l’autre sur une rivière trouble, on suit une route dans un sens puis dans l’autre et on bifurque soudainement. On erre entre les temps, les paysages, les personnes et leurs histoires. Entre les couleurs et les textures qui s’entrechoquent, se mêlent, se rompent sans cesse.

Le mystère Kaili Blues, c’est ce lien qui se tisse entre ces superpositions de moments, en apparences incompatibles, mais qui forment une musique étrangement parfaite. Tout se lie et se délie, s’enfonce de plus en plus dans la brume mentale d’un personnage, dans le souvenir ou la vision d’une région, de régions, qui tend(ent) à disparaître à force de déformations monstrueuses par leur mélancolie : la mémoire d’un homme, Kaili, la mémoire de Kaili… la Chine peut-être.

Kali Blues, c’est l’art de se perdre. Se perdre en spectateur, dans les souvenirs d’un personnage qui s’y perd lui-même. On s’endort parfois et l’on se réveille autre part, comme dans un livre, et on retisse soit même ses propres fils. Il n’y a alors plus un seul et unique film, mais un film pour chaque spectateur.

A chacun son errance.

Antoine Flahaut