PROFONDEURCHAMPS

Vous reprendrez bien un peu de pornographie ?

[caption id="attachment_597" align="aligncenter" width="500"] Edition of 3 plus AP 1989[/caption]

Il est temps ! Parlons-en, discutons-en, débattons-en, consommons-en, rions-en ou pleurons-en… la pornographie est là ! Rien de nouveau, murmurera-t-on en réprimant un bâillement, le porno, c’est vieux comme le monde. Vrai, mais jamais encore n’a-t-il pu, et su, s’exprimer aussi librement, diversement, et passionnément qu’aujourd’hui. Ça réchauffe les cœurs de voir ce cher petit, jadis réduit à vivre sous les manteaux et dans les tiroirs secrets, s’épanouir sous toutes les formes (film, roman, BD, graphisme, street-art, peinture, sculpture…), et de toutes les couleurs. Des Pussycat Dolls à Jeff Koons, en passant par notre Houellebecq national et une certaine revue érotique concoctée par certains fringants étudiants d’un certain institut parisien, c’est officiel, la pornographie est mainstream. Qu’elle se présente à nous comme objet autotélique, ou qu’elle soit élément constitutif, parmi d’autres, d’une œuvre plus large, difficile de passer à côté sans la remarquer. Si son étymologie et son lointain passé se réfèrent à ‘la représentation graphique de la prostituée’, il parait évident que le genre pornographique a évolué, dans son contenu, sa forme et ses objectifs pour en arriver aux multiples positions qu’il occupe à présent. Le porno se bat sur beaucoup de fronts, et une discussion totalisante sur le sujet est inenvisageable. Mais, de plus en plus, une flopée de pornographes amateurs comme professionnels surfe sur une nouvelle tendance, celle de la pornographie esthétisée, polie, raffinée. La question qui nous brûle les lèvres aujourd’hui, et qui explique la présence de ces quelques lignes dans votre nouvelle revue préférée est celle de son statut : la pornographie peut-elle être art ? L’invasion galopante par la pornographie des canaux culturels contemporains, et sa normalisation, est-elle un danger pour la survie et l’intégrité esthétique de l’œuvre artistique, ou au contraire, une libération ? Voici des interrogations encore bien trop exposées aux partisanneries et sensibilités respectives pour tenter d’y apporter une quelconque réponse unique. Mais examiner et secouer quelques réflexions sur le sujet ne peut pas faire de mal.

Mais d’abord, de quoi parle-t-on ? J’entends grogner les puristes (et peut-être lesdits étudiants de ladite institution citée plus haut) qui lisent ces lignes et s’indignent de me voir mettre érotisme et pornographie dans le même panier. De fait, personne n’est vraiment d’accord quand aux intensions respectives de ces deux termes, et la bataille se joue sur des terrains sémantiques glissants. D’un côté du spectre, ces pudiques stickers « Non au porno ! » que l’on trouve parfois collés sur le plus infime morceau de fesse qui dépasse de la dernière pub pour crème anti-cellulite, à l’arrêt de bus du coin. De l’autre, les fins connaisseurs, qui distinguent art érotique – comprendre : ce qu’ils consomment – et pornographie primaire – comprendre : ce que regardent les autres – et refusent mordicus tout amalgame vulgarisateur. Mot bouclier, couverture chic pour justifier l’appréciation d’un objet dont le nom croule encore sous les connotations cradingues : le porno. Malgré (peut –être même a cause de) sa banalisation, la distinction demeure forte aujourd’hui, mais nous est-elle vraiment utile ? Je ne m’attarderai pas ici à différencier entre les termes – ce serait d’ailleurs une entreprise hasardeuse et forcement biaisée.  Il me semble plutôt que, en pornographie comme dans n’importe quelle forme d’art ou, du moins, d’artefact, il y a du bon et du mauvais, de l’explicite et de l’entendu, du fin et du lourd, du best-seller et du cible, du commercial et de l’artisanal, des croûtes et des merveilles, des navets et des chefs d’œuvres… J’utilise « pornographie » pour n’importe quelle représentation, graphique ou littéraire, d’une forme délibérément sexualisée de nudité ou, tout simplement, de l’acte sexuel. Un seul mot, donc, il fera l’affaire. Passons !
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Ce qui nous intéresse ici est un type spécifique de pornographie – celle qui revendique, de quelque manière que ce soit, une visée esthétique. Toute la pornographie « traditionnelle », qui ne fait aucun effort visuel ou littéraire, et ne se consacre qu’a l’unique objectif (louable, sans doute, mais un peu trop lucratif a mon goût) de provoquer chez son consommateur une excitation sexuelle n’entre pas dans le débat qui oppose pornographie et art. Bien sûr, il est entendu que même le porno le plus raffiné et le plus esthétiquement abouti pourra, et probablement souhaitera, susciter une certaine émotion sub-abdominale pour plus d’un spectateur, mais, à la différence du premier, là n’est pas son seul but. L’autre caractéristique de la pornographie évoquée ici, celle qui, potentiellement peut se faire art, est son respect des droits et de la dignité humaine. Le porno a toujours excité la haine et l’opprobre dans les sociétés qui l’ont vu prospérer. Traditionnellement, pour son encouragement au vice et à la vile poursuite des plaisirs de la chair. Aujourd’hui, dans le monde occidental surtout, c’est la question éthique qui se pose en premier, et bien à raison. Sans dire oui à tous les prédicats du féminisme anti-pornographie radical, qui s’est fait entendre haut et fort dans les années 1980 avec des formules choc dans la veine de « la pornographie est la théorie, le viol est la pratique »[1], force est de reconnaître que la pornographie, dans l’immense majorité des cas, est une entreprise d’abus et de dégradation, qui substitue a la beauté du rapport sexuel un pastiche répugnant des fantasmes masculins, et, ce faisant, constitue une insulte au sexe et à l’esprit humain. Mais c’est un autre sujet, un autre débat. Contentons-nous donc d’examiner  le cas d’une pornographie plus équilibrée, dans laquelle les rôles sont distribués de manière plus égale et respectueuse, ou dans laquelle la domination ou la violence, si elles pointent le bout du nez, servent un objectif ou un message – esthétique, politique – éthiquement justifiable. Beaucoup diront qu’une telle pornographie n’existe pas et, essentiellement, ne peut exister. C’est une position qui se défend, mais je réplique que si, ce porno est déjà là, et de nombreux exemples s’en font les avocats. Voir par exemple les inégaux, mais globalement réussis, six courts-métrages pornographiques réalisés en 2008 par six personnalités françaises connues pour leur engagement féministe (Arielle Dombasle, Mélanie Laurent, Lola Doillon…). Les films, « où la libido féminine est au centre de la proposition » dixit Sophie Bramly, fondatrice de SecondSexe.com, qui finançait le projet, furent diffusés sur Canal+, et sont maintenant en accès libre sur Internet, au même titre que n’importe quel autre porno. Cohabitation prouvée et approuvée donc, et, pris entre le feu de pornographies exclusivement masculines ou féminines, il paraît logique qu’on en déniche une prônant la réciprocité entre partenaires – quel que soit leur genre.
 SecondSexe.com
L’esthétique développée par le troisième comte de Shaftesbury en 1711 repose sur trois prémisses principales. L’art doit engager l’intellect, il doit être désintéressé, et il doit se détacher du corps, de ses besoins et de ses désirs. Imprégné de ces principes, Emmanuel Kant développa en 1790 sa propre esthétique, qui a son tour influença en profondeur la conception occidentale moderne de l’art, dont nous sommes les héritiers. L’esthétique kantienne, comme celle de Shaftesbury, est centrée sur l’intellect. L’art est la sublimation du sensuel, du temporel en un objet rationnel et universel, qui s’adresse exclusivement à l’intellect. Loin de Kant l’idée qu’un jugement esthétique puisse dériver des sens ou d’une quelconque émotion ! Ce qui est beau ne doit jamais être utile, ni avoir de fin autre que l’appréciation cérébrale. La pornographie peut-elle engager l’intellect ? Sans doute. Peut-elle être désintéressée ? C’est possible. S’affranchit-elle du sensuel et de l’agréable, se cantonne-t-elle au domaine de l’esprit ? Évidemment pas. La pornographie éveille le désir, elle réchauffe et fait fondre, elle excite ! Au nom de cette esthétique, qui gouverne encore largement notre idée de l’art (« l’art est une chose de l’esprit, on doit pouvoir écrire sur l’art, l’art transcende le domaine du temporel, etc… »), c’est une disqualification retentissante qui frappe le porno pour sa potentielle accession au statut d’Art avec un grand ‘A’. Bien au contraire, il est même l’anti-Art, l’antithèse de ce que l’esthétique doit représenter : son objectif sensuel court-circuite le passage par l’intellect, au profit d’autres zones plus….sanguines. Il représente tout ce que l’art ne doit pas être.
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Pour Susan Sontag, c’est l’attachement absolu de la pornographie à ce qu’elle nomme « l’effet-réalité » qui l’empêche d’accéder à la distanciation stylistique nécessaire à toute œuvre d’art. Elle fait remarquer que la dénomination « money shot » dans l’argot des pornographes pour désigner la scène de l’éjaculation masculine trahit bien la recherche qui conditionne toute forme de pornographie : la reproduction d’une réalité tangible, concrète, dépouillée de tout effet de style. D’où les conventionnels décors bateaux, la lumière crue, les dialogues minimalistes et la sacralisation de l’éjaculation comme preuve ultime et insimulable de la réalité de ce qui est représenté. Cette intrusion du réel désamorce la cohérence et la force de la construction diégétique propre à la fiction. Il ne peut y avoir art là où il y a physique, palpable, réel. L’esthétique kantienne l’interdit.
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Allons-nous en rester là ? Fort heureusement, non ! Les temps ont changé. Art / anti-art, fictionnel / réel, intellectuel / sensuel, blanc / noir… le postmodernisme n’aime pas le binaire, et, depuis plus de cinquante ans, s’ingénie à faire sauter les catégories une par une, dans un joyeux feu d’artifice à la gloire de la fragmentation. Tout n’est plus que subjectivité, interprétation et intentionnalité. Une aubaine pour le porno ? Partout, des artistes se dressent (le choix du mot est innocent !) pour prouver qu’il est possible de surmonter l’aporie kantienne et de réconcilier esthétique et représentation du charnel. Au cinéma, la pornographie s’affirme, s’assume et s’en va séduire les foules. Dans des films comme le sexy et rafraîchissant Kaboom, la mise en scène explicite de la sexualité ambivalente de Smith n’obstrue pas du tout l’avancement de la narration et la construction de l’espace fictionnel. Bien au contraire, elle y contribue, et sert à alimenter l’énergie vitale incroyable qui tient le film du début jusqu’à la fin, et fait de sa traversée une expérience visuelle et, véritablement, physique. Souvent, pour pouvoir glisser à travers les mailles, encore serrées, du label-filet « pornographie », les oeuvres qui donnent à voir du sexe explicite se font multi-codes et offrent plusieurs lectures possibles. 9 Songs est-il l’éloge du pouvoir émotionnel de la musique, ou de la passion physique, filmée dans sa totalité, qui unit Lisa et Matt ? Le Blue Velvet de David Lynch est-il purement et simplement un film pornographique, ou n’en est-il que la parodie stylisée ? Difficile de dire si les scènes de sexe dans les romans de Houellebecq, en particulier Plateforme, participent de l’esthétique ultra-réaliste sociologisante de l’auteur, ou si elles ne constituent qu’une forme très contextualisée de pornographie. Cette accusation voilée lui valut longtemps de passer à côté du Goncourt qui lui était promis, et ce n’est pas un hasard si La Carte et la Territoire est très largement purgé de ce genre de passages. La mainstreamisation accélérée de la pornographie se mesure a son entrée timide dans des festivals, des concours , des prix non plus seulement réservés aux films adultes, mais à l’industrie artistique internationale dans son ensemble. C’est ainsi qu’on a pu voir, pour la première fois dans l’histoire du X, le film Night Trips du pornographe esthète Andrew Blake remporter en 1989 un prix dans un festival mainstream (la médaille d’argent au Worldfest-Houston International Film Festival). De même, dès sa sortie, 9 Songs de Michael Winterbottom entrait en sélection officielle au très ouvert festival de Toronto. Mais, plus vite encore que l’opinion officielle pilotée par les institutions, les esprits avancent. La pornographie, depuis longtemps déjà, emprunte les voies innovantes pour se faire connaître. Le succès incroyable du blog Le Tag Parfait, élu meilleur site de l’année par les lecteurs des Inrocks, en témoigne. Ce projet, lancé en 2011 par le parisien Stephen des Aulnois, vise a créer un espace d’expression pour tous les adeptes de ce que le fondateur appelle « la culture porno », où l’on échange vidéos, impressions, critiques, le tout sur un ton humoristique et décomplexé. Culture, avez-vous dit ? Là où il y a culture, n’y a-t-il pas art ?
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Le grand Michel[2] lui même croyait dur comme fer à la valeur qu’un ars erotica pouvait porter pour l’humanité. Cet art serait incompatible avec la culture occidentale. Si les cultures orientales, depuis longtemps, ont su concevoir autour du charnel une mystique artistique aboutie, dans une logique d’initiation et de transmission d’un savoir, nous autres européens aurions construit le sexe comme une affaire de vérité froide, de faits, et de mécanismes biologiques honteux. L’optimisme naturel de Foucault y voyait une fatalité irréversible, mais on ne le dira jamais assez, les temps changent ! Le marquis de Sade ne serait plus en prison, aujourd’hui, mais invité d’honneur au Grand Journal.
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Il paraît clair aujourd’hui qu’une esthétique  de la pornographie s’est développée dans notre espace artistique. Que des artistes mondialement reconnus comme Jeff Koons ou le photographe australien Bill Henson, aient consacré une place importante de leur œuvre à la représentation de la nudité sexualisée et/ou de la sexualité est révélateur d’un changement de paradigme sur la question du sexe. L’acte sexuel est si fortement intégré, directement ou indirectement, explicitement ou subtilement, dans notre environnement visuel, culturel, psychologique, qu’il semblerait absurde de ne pas travailler avec, de ne pas le représenter, le sublimer, l’esthétiser. Le porno peut être le dépassement de l’esthétique kantienne – unissant l’émoi de la chair et l’émoi de l’esprit – mais il n’est pas le seul ! L’appréciation esthétique ne passe-t-elle pas souvent par le ressenti physique ? Les frissons devant un film, le sentiment d’hypnose corporelle à un concert d’électronique, le vertige au pied d’une révolution architecturale….notre corps est là en permanence pour valider ou non nos choix esthétique. Comme le fait remarquer D.H. Lawrence, dont le Lady Chatterley’s Loveraura fait fantasmer plus d’une prude lectrice :
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 ‘Night Trips’ (1989) de Andrew Blake
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« Sex is a very powerful, beneficial and necessary stimulus in human life, and we are all grateful when we feel its warm, natural flow through us, like a form of sunshine. »[3]
Alors, pourquoi s’en priver ?
 .
LG

[1] Robin Morgan, en 1980, se fait porte-parole du féminisme radical sur la question de la pornographie avec son article “Theory and Practice: pornography and rape”, dans le recueil Take Back the Night: Women on Pornography.
[2] Michel Foucault, dans le tome 2 de Histoire de la sexualité, publié entre 1976 et 1984 aux éditions Gallimard, cherche à retracer depuis l’Antiquité la construction historique de la sexualité occidentale.
[3] D.H. Lawrence, ‘Pornography and Obscenity’, Phoenix: The Posthumous Papers of D.H. Lawrence, ed. D. Mc Donald (London: Heinemann, 1936), pp.170-187

2 Commentaires

  • Posté le 14 December 2012 à 09:38 | Permalien

    “Le porno peut être le dépassement de l’esthétique kantienne – unissant l’émoi de la chair et l’émoi de l’esprit” donc il n’y aurait pas de différence entre le porno et l’Eucharistie?

  • Posté le 11 January 2013 à 03:13 | Permalien

    N’exagérons rien sur le dépassement par le porno de l’esthétique kantienne : il y a eu Nietzsche ou Warburg pour penser et éprouver – nous faire éprouver – d’autres esthétiques, et à rebours, d’autres poétiques.