Cycle d’interviews “Qu’est-ce qu’écrire” ? :;
Nous inaugurons aujourd’hui un cycle d’interviews d’artistes pour la rubrique « Création originale ». A la genèse des Å“uvres, il y a un homme ou une femme, et un désir de créer. Comment ce désir de créer peut-il aboutir à une Å“uvre, presque palpable ?  Pourquoi, surtout, prendre la plume ou le pinceau, pourquoi inventer ? Est-une décision ou une pulsion ? C’est avec Alexis Jenni que nous tentons de commencer à répondre à ces questions. Prix Goncourt 2011 pour l’Art français de la guerre, il a pendant des dizaines d’années écrit par passion, avant de publier son premier ouvrage, au succès fulgurant.Â
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 AFP/ Jean-Philippe Ksiazek
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Pouvez-vous, pour commencer, nous raconter comment la littérature et plus précisément l’écriture sont entrés dans votre vie ? Qu’est-ce qui vous a poussé à commencer à écrire ?
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J’ai commencé tôt… Premier roman à 8 ans, une page et demie ! Pas fini….
Sinon, je ne me rappelle pas avoir commencé à vouloir écrire… C’était toujours là , depuis que je sais à quoi servent les lettres. Mais mon premier envoi à des éditeurs date de 1991, j’avais 28 ans. Il fallait bien que j’assume mes manies. Refus immédiat.
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Le fait d’écrire et le fait de lire sont-ils pour vous intiment liés ? C’est-à -dire, peut-on vivre pour la lecture sans ressentir le besoin d’écrire et peut-on écrire sans avoir lu ?
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Écrire sans avoir lu ? Il y en a qui font ça… Des nouvellistes amateurs, poètes amateurs, dans ces domaines où l’on peut écrire vite, il y a plus d’écrivants que de lecteurs… ils s’expriment… c’est comme de faire de la musique en étant sourd (et qu’on ne me ramène pas Beethoven, c’est bien le seul). Le résultat n’est pas de l’écriture.
Par contre, lire sans écrire, c’est fort possible… J’écoute bien de la musique sans en faire.
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Il est de coutume lors des interviews d’écrivains, de poser une question sur les sources d’inspiration, de demander s’il y a des références littéraires à la base des leurs écrits.  L’écriture a t-elle forcément des références ? A plus forte raison écrire est-il pour vous un acte réfléchi ? Pensez-vous la forme et le thème avant d’écrire et avez une idée de ce que vous allez écrire devant votre feuille blanche ou écrivez-vous d’une manière plus viscérale et spontanée ?
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Une partie de l’imaginaire des écrivains c’est d’autres livres. Un écrivain, c’est à moitié fait en livres, parce qu’il a tant aimé ça. On se place dans une tradition, une tradition personnelle de livres que l’on a aimé lire, qui ont fait rêver. Que l’on a rêvé de poursuivre.
Après, faire un roman, c’est de l’ordre de la logique floue : on a un thème, plusieurs thèmes, une ambiance, un ton, et on avance à tâtons en espérant ne pas perdre le fil. Il y a de l’accidentel dans le roman, tout ce qui arrive s’agglomère, d’autres thèmes surviennent, on se trompe, on digresse, et ces erreurs mêmes sont créatives. Le roman se créée dans une confrontation réelle avec la feuille; du coup, tel qu’il est à la fin, il n’est pas comme on l’avait prévu. Tant mieux
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Quels sont les auteurs et les livres qui vous ont marqué et ont-ils eu une influence sur ce que vous écrivez ?
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Ponge pour l’écriture en boucle, le creusement à l’intérieur du langage. Aragon pour la grâce de la phrase et l’improvisation de la fiction. Dostoïevski pour la folie haletante. Deleuze pour les concepts compacts qui peu à peu s’éclairent. Racine pour l’extrême violence dite en une langue parfaitement réglée. Quelques autres encore.
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L’inspiration justement. Est-elle capricieuse ? A quoi est-elle liée ?
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Liée au temps, au temps qu’on a, au temps libre. Parfois à rien du tout. Quand ça vient, il faut attraper, ça reviendra pas. Mais après, il faut en faire quelque chose, de ces éclats. L’inspiration est indispensable, il faut bien que les idées arrivent, mais ce n’est pas avec ça que l’on fait tout un livre.
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A quel point ce que vous écrivez est-il lié à votre vie, à ce que vous ressentez ? La pure fiction, celle non pas seulement de l’histoire racontée, mais de la vie, des sentiments décrits, est-elle possible ?
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D’où viendraient les éléments de la fiction ? Ils viennent de partout : de la vie, du fantasme, des récits entendus, des lectures. De partout. Mais se raconter soi n’a guère d’intérêt. Et inventer totalement n’est guère possible, cela n’a guère d’intérêt non plus, c’est bien trop désincarné. Le roman est entre les deux : c’est du biographique très composite, déguisé, monté en neige. Impossible d’y retrouver le véridique, et on espère que ça touche le vrai. Pratique injustifiable…
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Dans quelle disposition d’esprit avez-vous besoin d’être pour écrire ? Où écrivez-vous le mieux ?
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L’esprit libre, sans rien à faire, dans un café sympa… Du coup, c’est n’importe où en milieu urbain. Bien qu’en certains endroits il n’existe pas de café sympa, ou alors avec une télé; là sont les terres de la barbarie. Je tâche de ne jamais m’y rendre.
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Est-ce également le moyen de faire passer un message ? L’Art Français de la guerre est-il entre autres, un livre politique ? Il y a-t-il un pouvoir de la littérature ?
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Un livre politique, sûrement, mais sans message… Je ramasse des images, des figures, et je les montre. Et montrer fait voir ce qui est là , que l’on ne voyait pas. J’essaie de raconter une histoire. Mais comme notre problème c’est justement de ne plus savoir raconter notre histoire, mon livre devient politique un peu par les circonstances.
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Aujourd’hui, pourquoi écrivez-vous ?
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Parce qu’écrire fait partie des trois ou quatre activités dans ma vie qui me donnent un sentiment de plénitude quand je les pratique. Donc je continue. La plénitude n’est pas si courante.
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Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006, a dit : « J’écris parce que je n’arrive pas à être heureux, quoi que je fasse. J’écris pour être heureux. ». Écrire pour vous, est-ce libérateur ?
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Libérateur, non. Mais écrire agrandit le monde, sans la littérature le monde serait à moitié plus petit, donc étroit. L’écriture est un lieu de plaisir. Et il n’en est pas tant.
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J’ai vu sur votre blog que vous dessiniez également. Dessinez et écrire, est-ce la même démarche ?
Un peu pareil : je suis heureux en dessinant. Mais différent aussi : dessiner permet de voir mieux; dessiner se fait en silence, ça soulage. Mais dessiner c’est pour moi seul, mon art est modeste, je le pratique sans ambition. Pour le silence et la tranquillité.
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Parlons maintenant du métier d’écrivain. Comment avez-vous écrit votre roman« l’Art français de la guerre » ? Qu’avez-vous ressenti une fois le roman achevé pour de bon ?
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Je l’ai écrit en pensant ne pas être publié. Pendant cinq ans j’allais mes matins libres dans les cafés alentour et j’écrivais des morceaux que j’assemblais. Un jour je me suis dit que mon “roman colonial”, il fallait que je le lâche. Que je le finisse pour de bon, et que je l’envoie. Ce que j’ai fait. J’ai été content de le finir et de l’imprimer, soulagé aussi. Et assez incrédule de le voir sous la couverture NRF.
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Que pensez-vous du monde de l’édition français ? Comment être publié ? Faut-il de la chance ?
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Il faut sûrement un peu de chance pour être publié. Mais je ne connaît pas bien ce monde… J’ai juste envoyé une enveloppe. Il existe une multitude de maisons d’édition, 600 romans d’un coup à la rentrée… Or on en retient une douzaine dont tout le monde parle. Le problème n’est peut être pas tant d’être publié que d’être lu, le marché est étroit, au fond. Mais je n’y connais pas grand chose car j’ai échappé par hasard à tous les obstacles.
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Parlez-nous pour finir de vos projets. Arrêter d’écrire, est-ce possible ?
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Arrêter décrire ? Vous rigolez ? Et pourquoi pas de respirer tant qu’on y est ? Je fais ça depuis vingt ans… quarante ans même… je griffonne, des petites choses, des moyennes choses, des grosses choses… J’espère bien en publier quelques unes. Et puis sinon, tant pis. Écrire me donne une plénitude suffisante pour le faire même sans public. Il y a des gens qui jouent du piano tout seul, sans que personne ne les écoute… mais si on me lit, c’est quand même mieux.
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Dernière question. C’est un peu la tradition en cette période de lancement de notre site, on demande à nos invités ce qu’ils pensent de notre nom. Alors, « Profondeur de Champs » ça vous évoque quoi ?
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Mmmmh… C’est agricole ? photographique ? Non, ça y est : c’est rapport à la mise au point ! Plus on prend de la distance, plus la profondeur de champ est grande, plus on voit le contexte, non ? Bien comme titre, donc.
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Entretien réalisé par Thomas Barnier
Questions élaborées par Valentin Hénault
Questions élaborées par Valentin Hénault