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Une courte fresque de la musique pour orgue

Quelle disgrâce auprès du grand public pour l’orgue, considéré par Bach puis Mozart comme le Roi des Instruments (“König aller Instrumenten”) ! Il est même nécessaire aujourd’hui de le préciser “à tuyaux” ou encore “d’église”, tant une certaine pudeur nous invite à rejeter dans l’ombre cet instrument remontant à l’Antiquité romaine, au profit d’instruments de musique électroniques, anoblis par ce nom si puissant. Et pourtant rien n’égalera jamais la majesté de cette boîte à musique, davantage un monstre mécanique obèse qu’un petit instrument d’orchestre, dont la tessiture, les variations d’intensité et les combinaisons de sonorités restent encore aujourd’hui les plus vastes du répertoire musical.

C’est dire aussi combien cet instrument présente des connotations qui lui collent à la peau. Reconnu par l’Église, à la fin du Moyen-Âge, comme instrument d’accompagnement de l’office divin, celui-ci s’est éloigné de beaucoup de son usage primitif, plus profane et ludique que les austères Grandes-Orgues glaciales des cathédrale gothiques européennes : offrant jadis sa grande voix aux jeux du cirque des Latins, il accompagnait l’exécution des gladiateurs pour en couvrir les râles déchirants. Quelques millénaires après ces usages hauts-en-couleur, les sonorités acidulées des tuyaux d’étain n’évoquent plus guère la joie des célébrations publiques, faisant ainsi injustice notamment à son rôle éminent dans l’accompagnement du cinéma muet : elles évoquent bien plutôt, dans les esprits non-initiés, les séances de spiritisme de la Famille Addams et les envolées musicales de Béla Lugosi dans le rôle de Dracula. Car effet, du fait du coût très important de cet instrument, celui-ci est resté cantonné aux nuages d’encens de nos églises, et l’ignorance de son répertoire l’a entouré d’un linceul de gravité et de mystère : il est tantôt instrument des anges, tantôt de leurs frères déchus, les démons. Mais si ses sonorités cristallines tendent vers le céleste et ses bourdons profonds vers les abîmes les plus noires, l’orgue est avant tout un instrument humain, et la variété des compositions en fait un support majeur des musiques classiques et contemporaines, mais qui manque injustement de reconnaissance.
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Dans l’histoire de la composition pour orgue, on peut citer deux âges d’or principaux. D’abord l’époque baroque, débutant avec Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621) et Girolamo Frescobaldi (1583-1643), à la jonction avec la Renaissance, impose l’orgue comme instrument de référence de tous les grands compositeurs. Cet âge béni du baroque dans l’espace germanique, dont les grandes figures sont les célébrissimes Johann-Sebastian Bach et Georg Philipp Telemann, en passant par leur vieux maître, Dietrich Buxtehude, trouve ses équivalents dans le baroque français, avec Couperin, ou italien, avec Vivaldi, mais reste le centre incontesté de la composition pour orgue à cette époque. Les Chorals, dont la dimension spirituelle et religieuse est évidente, contrastent avec les pièces de bravoure, grandes Toccatas et Fugues ou plus modestes Préludes et Fugues, destinés à des performances profanes. L’écriture très ciselée et systématique de la fugue, consistant en l’intrication d’un thème donné par l’entrée successive de voix, se prête à merveille à l’orgue, où claviers et pédalier permettent de superposer jusqu’à sept voix. Cependant il serait bien inexact de penser que cette musique est mécanique et sans nuance, comme le soutenait le père de Mozart : les très fameuses Toccatas vrombissantes de Bach sont étonnamment modernes par leur utilisation des timbres et des contrastes sonores, et la rigidité de l’écriture en contrepoint permet des flexibilités insoupçonnées. Outre le fait que ces morceaux sont très agréables à jouer, ils allient puissance et gaîté, discrétion et émotion, et vont être la base incontestée, à leur redécouverte, du deuxième âge d’or de la musique pour orgue.
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Cet âge est celui de l’orgue symphonique, qui connut ses prémices au milieu du XIXe siècle. Quant à sa fin, il est difficile de se prononcer tant son influence reste prégnante chez les organistes-compositeurs français d’aujourd’hui. Oui, il faut le dire, cette période prolixe en compositeurs géniaux est avant tout française ! …et le reste même encore aujourd’hui. Entre la mort de Bach, en 1750, et la prise de fonction de César Franck à l’orgue de Sainte Clotilde en 1859, l’orgue a traversé une mauvaise passe : rejeté par les grands compositeurs classiques comme sans âme et impliquant une écriture musicale trop complexe et trop peu intelligible, considéré longtemps par les compositeurs romantiques comme manquant de pathos et de sentimentalité du fait d’un son trop clair et trop net, on ne connaît durant cette période que des pièces légères et guillerettes, de petites pastorales gazouillantes, à l’image de l’élite française en quête de distraction et fuyant toute forme de gravité. Claude Balbastre, organiste de Notre-Dame durant la révolution, en est la plus célèbre figure : trop apprécié pour ses improvisations théâtrales, usant et abusant des gadgets des orgues de l’époque (le rossignol, sorte de sifflet plongé dans l’eau produisant un mignon gazouillis, et l’effet d’orage, pédale enfonçant les notes les plus graves de l’orgue et produisant ainsi la pétarade d’une grosse foudre), il était interdit de messe durant les grandes cérémonies religieuses, car sa renommée vidait les églises parisiennes et concentrait à Notre-Dame plus de fidèles qu’il était raisonnable d’en accueillir. Il faut néanmoins lui rendre justice pour avoir su habilement glisser sur la vague révolutionnaire, sauvant héroïquement les orgues de Paris des folies révolutionnaires en écrivant de spectaculaires variations sur la Marseillaise et l’air de « Ça ira », qui sont une indéniable merveille. Lefébure-Wély (1817-1869) jouira d’une comparable popularité pour des pièces d’une égale lourde légèreté. Il serait exagéré de parler de période noire de la composition pour orgue, mais abandonnée par les grands compositeurs, celle-ci resta durant un siècle le domaine d’organistes talentueux mais en marge des grands événements musicaux.
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La renaissance n’est pas seulement issue de la redécouverte des compositeurs germaniques, mais aussi, bien plus prosaïquement, d’avancées technologiques majeures dans la facture d’orgue du milieu du XIXe siècle : Aristide Cavaillé-Coll, génial inventeur, modifia aussi bien techniquement que musicalement cet instrument, qui put ainsi croître en dimensions, en nuances et en sonorités, tout en gagnant aussi en maniabilité, avec la machine Barker. Ainsi commença à se développer sur ces fantastiques engins, dont un bon nombre nous sont parvenus dans un état proche de celui d’origine, des compositions en Suites, plus liturgiques que les précédentes pastorales, mais atteignant un degré de sophistication largement supérieur. César Franck (1822-1890) en est le précurseur avec ses six pièces pour Grand-Orgue : cette époque est appelée symphonique car les pièces se déploient en plusieurs mouvements, basées sur des procédés beethoveniens, et s’appuient sur des registrations très orchestrales. Il est suivi de près par la génération suivante, avec Charles-Marie Widor (1844-1937), auteur, entre autres pièces, de pas moins de dix symphonies pour orgue, dont les mouvements très tranchés les uns par rapport aux autres sont virtuoses et théâtraux à l’extrême (Symphonies Gothique et Romane). Son élève Louis Vierne (1870-1937) pousse à sa perfection, avec une unité plus poussée, le style symphonique, en mettant en place une structure en cinq mouvements commune à ses six symphonies (Allegro en forme de sonate, mouvement lent, Scherzo, mouvement lent, Final en forme de Sonate). Les possibilités infinies de l’orgue sont à la fois explorées par ses symphonies, sérieuses et à vocation éventuellement liturgique, et ses pièces de fantaisie (Vingt-Quatre Pièces de Fantaisie), dont Fantômes, Feux Follets ou Etoile du soir, qui ne sont peut-être pas pour rien de la réputation vampiresque de l’orgue. Les contrastes chromatiques (car la musique d’orgue est colorée !) atteignent leur summum, avec une puissance de son qui saisirait l’amateur de musique électronique, et une délicatesse qui pourrait émouvoir aux larmes l’amateur de requiems. On peut également citer Léon Boëllmann (1862-1897) et Max Reger (1873-1916), deux figures importantes de cette époque mais difficiles à intégrer dans cette fresque, car l’un mort très jeune et le second allemand.
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Avec l’orgue symphonique, l’art de l’improvisation, large part de la musique d’orgue, se perfectionna, et devint presque la base du procédé de composition lui-même. Marcel Dupré (1887-1971) base par exemple sa Symphonie-Passion sur des improvisations qu’il avait lui-même développées : tout comme son fils spirituel Pierre Cochereau (1924-1984), il est une bête de scène, enchaînant les tournées internationales sur les orgues les plus prestigieuses, notamment l’orgue du grand magasin Wanamaker, encore aujourd’hui le plus grand orgue au monde avec ses 408 jeux. Ses Trois Préludes et Fugues op.7, sont la preuve de l’intégration des procédés symphoniques, tout en réutilisant des formes anciennes et en les dépassant par des changements de registration et des superposition de paliers sonores de plus en plus audacieux, permis par de nouvelles avancées techniques. Maurice Duruflé (1902-1986), compositeur peu productif mais d’une qualité irréprochable, s’inscrit dans cette même lignée (Suite op.5), vers toujours plus de modernité dans le traitement des thèmes et le mélange des voix. Olivier Messiaen (1908-1992), Gaston Litaize (1909-1991) et Jehan Alain (1911-1940) se situent dans une veine plus mystique et plus personnelle, malgré des liens d’amitiés très forts avec les précédents compositeurs.
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Mais parlons aussi d’aujourd’hui : l’orgue n’est pas mort, et même si leur visibilité est faible, les compositeurs restent prolifiques et créatifs. Il suffit de se promener dans nos églises -oui, les orgues n’en sont pas encore sorties- pour nous en rendre compte. Jean Guillou (né en 1930), actuel titulaire des orgues de St Eustache à Paris et très attaché au gigantisme de son orgue, compose des pièces très profanes, un brin glaçantes car très tourmentées (Symphonie Initiatique) : il rédigea en effet des pièces pour six Grandes-Orgues. S’il avait déjà réussi à réunir pour un festival huit orgues positifs, un Grand-Orgue et des percussions pour sa très théâtrale Révolte des Orgues, comment fait-il donc pour rassembler six grandes orgues en un même lieu ? Jean Guillou a équipé son orgue d’une mémoire mécanique, qui retient ce qu’un organiste a joué pour le rejouer tel quel plus tard (il s’agit d’une mémoire des mouvements de l’organiste et non pas d’une mémoire des sons) : ainsi Jean Guillou enregistre chacune des cinq premières parties sur son orgue, superposées durant le concert, pendant que lui-même joue la sixième partie. L’intérêt musical est parfois douteux, mais cela n’a rien à envier au Heavy Metal. Un peu plus loin, en province, le titulaire du Grand-Orgue de la Cathédrale de Nantes, élève de Duruflé et aujourd’hui très âgé mais toujours imaginatif, Félix Moreau (né en 1922), a composé de nombreuses pièces très spirituelles sur les grands mystères chrétiens, telles que la Suite sur l’Incarnation ou la très charmante Suite modale : leur style très délicat est cependant empreint d’une certaine angoisse, qui en font l’accès difficile pour ceux qui ne sont pas accoutumés à la musique pour orgue. Parmi les plus jeunes, Thierry Escaich (né en 1965), titulaire de St Etienne-du-Mont à Paris, est sûrement le compositeur pour orgue qui prendra la digne succession de Jean Guillou comme le plus éminent des compositeurs-organistes vivants. Ses improvisations liturgiques et ses compositions lui valent chaque année de nombreuses récompenses et prix internationaux, car il repousse toujours plus loin les limites sonores de l’orgue en en faisant sortir des saveurs encore inédites, mélodieuses et accessibles aux non-initiés.
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Saviez-vous que Philip Glass, célébrissime compositeur américain de musique de films (The Truman Show, The Hours…) est aussi compositeur d’orgue ? Son procédé de répétition d’un petit motif très rythmé, avec des variations progressives de timbre, de tempo et d’intensité se prête à merveille à cet instrument, et fait de l’orgue un outil tout-à-fait renouvelé dans ses codes musicaux et son contexte, renouant avec la tradition des orgues de cinéma. Même si son disque d’orgue ne peut être acheté qu’aux Etats-Unis, c’est une découverte qui permet de façon radicale un nouveau regard sur les opportunités offertes par l’orgue en musique moderne. A quand les Grandes-Orgues dans les concerts de Metal ?
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Timothée Jouan-Ligné