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  • Comment « Ascenseur pour l’échafaud » a changé le cinéma français

    Louis Malle, en adap­tant avec Ro­ger Ni­mier le ro­man « As­cen­seur pour l’écha­faud » de Noël Ca­lef, avait-il conscience qu’au-delà de l’in­trigue de son film, c’était lit­té­ra­le­ment le ci­néma d’une époque qu’il em­me­nait dans une as­cen­sion vers la Place de Grève ? Qu’il est trou­blant de consta­ter que le titre du film dé­crit exac­te­ment le mou­ve­ment ar­tis­tique qu’il a en­gen­dré, comme une pro­phé­tie auto-réa­li­sa­trice, comme un clin d’œil ma­cabre, comme une ivresse des al­ti­tudes. Pour le dire clai­re­ment, je crois que c’est l’as­cen­seur de la Nou­velle Vague que Malle a fait prendre au ci­néma fran­çais en cette an­née 1958, et par là même, par une mo­di­fi­ca­tion presque im­per­cep­tible du re­gard, ce sont les ma­nières d’un Claude Au­tant-Lara ou d’un Mau­rice Leh­mann qu’il a ren­dues pous­sié­reuses – oh, le ver­dict est in­juste, mais il est su­blime.

    Coincé dans un as­cen­seur alors qu’il vient de tuer le mari de sa maî­tresse (Jeanne Mo­reau), Ju­lien Ta­ver­nier (Mau­rice Ro­net), vé­té­ran d’In­do­chine, doit se dé­fendre, une fois sorti du­dit as­cen­seur, d’un autre meurtre –com­mis alors qu’il était blo­qué, et qu’il n’a donc pas pu per­pé­trer.  Le vé­ri­table as­sas­sin est un jeune homme (Georges Pou­jouly) qui a volé sa voi­ture et tué sous son iden­tité.

    Les codes du film noir sont bien là : Louis Malle force les contrastes de gris (no­tam­ment pour la ma­gni­fique scène d’in­ter­ro­ga­toire) et conserve ces fi­gures po­li­cières du ci­néma des an­nées 1940, gueules cas­sées aux im­per­méables beiges (Lino Ven­tura, dé­li­cieux en ins­pec­teur) ; le dé­tail ap­porté à fil­mer les ob­jets quand Ju­lien est en­fermé dans l’as­cen­seur semble tout droit venu de Ro­bert Bres­son (Malle avait par­ti­cipé à « Un condamné à mort s’est échappé »), le spectre d’Hit­ch­cock et de « la Corde » n’est ja­mais loin non plus, comme der­rière l’épaule du ca­dreur. « As­cen­seur pour l’écha­faud » ne vient donc pas de nulle part, pas de table rase chez Louis Malle, loin s’en faut, mais une vo­lonté de mon­trer au­tre­ment ce qui a déjà été dit.
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    C’est l’éter­nelle his­toire du fils qui ne se ré­sou­dra ja­mais tout à fait à uti­li­ser les mêmes mots que son père. Il s’agit d’exis­ter par la ma­nière. Et c’est parce qu’« As­cen­seur pour l’écha­faud » fait dif­fé­rem­ment qu’il dit, à la fin, quelque chose de ra­di­ca­le­ment dif­fé­rent. En chan­geant sim­ple­ment de gram­maire, Louis Malle trans­forme un po­lar en  une œuvre in­fi­ni­ment plus ample. Un film animé par deux mou­ve­ments de fond (bien plus in­té­res­sants à re­gar­der que l’ha­bi­leté  in­dis­cu­table de l’in­trigue). Le dé­chi­re­ment, d’abord. Le sou­lè­ve­ment, en­suite.
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    Le dé­chi­re­ment
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    L’idée de dé­part, gé­niale, est de construire une his­toire d’amour entre Flo­rence (Jeanne Mo­reau) et Ju­lien, sans les faire se croi­ser dans un seul plan. Ils sont tou­jours sé­pa­rés par l’es­pace, par le temps, par les autres. Dès la scène d’ou­ver­ture, cette sé­pa­ra­tion est plan­tée : les deux amants se parlent au té­lé­phone, sur un mon­tage al­terné qui ne les en­globe ja­mais tous les deux dans l’image, puis jaillit –quelques se­condes après le dé­but du film- la trom­pette de Miles Da­vis. La pos­té­rité d’« As­cen­seur pour l’écha­faud » vient en grande par­tie de cette bande ori­gi­nale, longue im­pro­vi­sa­tion du jazz­man, comme un grand lam­beau com­posé en une nuit. Cette mu­sique noc­turne et désar­ti­cu­lée dé­chire le film, sem­blant sur­gir de nulle part, comme en dé­ca­lage avec l’image, ou peut-être en trop grande os­mose avec elle. Une os­mose gê­nante.
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    Ju­lien est en­fermé dans l’as­cen­seur pen­dant les trois quarts du film. Flo­rence le cherche, seule dans la nuit ba­veuse de Pa­ris. Ces images de Jeanne Mo­reau qui dé­am­bule dans l’obs­cu­rité sont sans doute les plus belles : la ca­méra est fé­brile, l’œil hu­mide, les lam­pa­daires brûlent les coins du cadre. Ja­mais avant, me semble-t-il, le ci­néma fran­çais ne s’était si lon­gue­ment égaré, at­tardé : ja­mais il ne s’était ainsi perdu pour fil­mer la per­di­tion. Le point de fuite est dans le vi­sage de Jeanne Mo­reau, l’es­pace alen­tour est fermé et concave ; je ne suis pas si sûr qu’elle soit plus en li­berté que son amant – Pa­ris lui est un as­cen­seur en cette nuit.
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    Mu­sique et image dé­chi­rantes pour un per­son­nage dé­chiré… le vrai su­jet c’est Flo­rence. Elle ne sou­rit ja­mais : « c’est moi qui n’en peux plus », dit-elle dans un sou­pir, et ce sont ses pre­miers mots. Sans qu’on en sache plus, on sent im­mé­dia­te­ment chez elle une dou­leur abys­sale. Elle est hors du monde, lasse et to­ta­le­ment dé­ta­chée, seule­ment mue par son amour étrange pour Ju­lien.
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    Le sou­lè­ve­ment
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    Mais ce dé­chi­re­ment est in­dis­so­ciable d’un mou­ve­ment as­cen­dant, le sou­lè­ve­ment que re­pré­sente l’in­trigue pa­ral­lèle, celle des deux jeunes gens, Louis (Georges Pou­jouly) et Vé­ro­nique, qui volent la voi­ture de Ju­lien. Ils sont le por­trait d’une jeu­nesse dés­œu­vrée et mo­derne, amé­ri­caine et im­ma­ture, qui prend la route (la ré­fé­rence à l’ima­gi­naire beat est as­sez évi­dente) et s’ar­rête dor­mir dans un mo­tel (c’est là que Louis tue un tou­riste al­le­mand), avec en fi­li­granes une vo­lonté d’af­fran­chis­se­ment in­com­pres­sible. Le re­gard de Malle sur cette jeu­nesse en sou­lè­ve­ment est contrasté : elle peut faire les pires er­reurs (le meurtre) mais elle triomphe fi­na­le­ment (c’est Ju­lien qui est in­culpé). Elle est un peu stu­pide certes, mais c’est d’elle que vient le sa­lut. Et n’est-ce pas de cette jeu­nesse à la fois gâ­chée et su­perbe que Truf­faut par­lera, plus tard, dans son œuvre ?
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    Le germe est ici, je crois, dans la re­la­tion gauche de Louis et Vé­ro­nique, dans les actes to­taux de ces en­fants re­clus dans une chambre de bonne. Leur as­cen­seur à eux n’est pas en panne.
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    C’est grâce à son dé­ploie­ment su­perbe qui en­tre­lace les plus ter­ribles heures de l’ef­fon­dre­ment hu­main et les fo­lies de la jeu­nesse, cou­rant che­veux au vent, qu’« As­cen­seur pour l’écha­faud » prend cette place si im­por­tante dans l’his­toire du ci­néma fran­çais. Une place unique qu’au­cun autre film  ne lui dis­pute, une sorte de pont sur la ri­vière, de tran­si­tion fon­da­men­tale.
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    Quen­tin Ja­go­rel