Les Français du XIXe siècle ont eu la passion de l’histoire. Ça a commencé vers 1820. Ceux qui n’avaient pas connu l’Ancien Régime et à peine la Révolution voulaient savoir comment c’était avant, et comprendre ce qui s’était passé. Ils dévoraient Walter Scott, l’auteur d’Ivanhoé (le premier roman historique, 1819), Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas (1844) et, à mesure que les volumes paraissaient (le premier en 1833, le dernier en 1869), l’Histoire de France de Jules Michelet, véritable historien et découvreur d’archives. Michelet venait de mourir quand Jean-Paul Laurens lui emprunta ce sujet que personne d’autre n’a jamais illustré.
On se souvient qu’Hugues Capet fut élu roi des Francs en 987. Sacré peu après son père, Robert II lui succéda en 996 ; il avait environ vingt-cinq ans. Son règne ne fut pas glorieux, mais long. Quand il mourut, en 1031, à l’âge de soixante ans, Helgaud, moine de Saint-Benoît-sur-Loire, le tenait pour un saint, d’où le surnom qu’il lui donna : le Pieux. Mais, vers la fin du XIe siècle, une autre image se répandit : Robert s’était rendu coupable d’adultère, de bi et même de trigamie, d’inceste ; il avait été excommunié. C’est la scène que Laurens a représentée : une huile sur toile, 130 cm de haut, 218 de large, achetée par l’État dès 1875 et conservée au musée d’Orsay.
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« On ne doit pas se fier, écrivait Georges Duby, au grand tableau pompier que peignit Jean-Paul Laurens : il s’inspire d’une légende tenace : Robert le Pieux ne fut jamais excommunié » (Le Chevalier, la femme et le prêtre, Hachette, p. 91). Il essuya quand même les remontrances de Sylvestre II, né Gerbert d’Aurillac, érudit, premier pape français, ami des Capétiens.
La cause en fut sa vie matrimoniale.
Son père l’avait marié à Rozala, fille du roi d’Italie. Alliance prestigieuse : les rois d’Italie étaient de ces Carolingiens (issus de Charlemagne) à côté desquels les Capétiens faisaient figure d’usurpateurs. Mais Rozala était un peu âgée pour avoir des enfants et Robert l’avait répudiée pour épouser Berthe. Berthe était du plus haut parage : son père, Conrad, frère d’Hugues Capet et duc de Bourgogne, avait épousé une fille de Louis IV d’Outre-Mer, roi de Francie occidentale de 936 à 954. Mais, de Berthe non plus, Robert ne put avoir d’enfant. Il la répudia donc elle aussi pour épouser Constance. Le père de Constance n’était que comte d’Arles, mais sa mère avait été sacrée, ayant d’abord été mariée à Louis V le Fainéant, – le dernier roi carolingien qui eût régné sur la France. De Constance enfin, Robert eut tous les fils qu’il voulait : Hugues, mort à vingt ans ; Henri Ier, qui lui succéda ; Robert, duc de Bourgogne, qui deviendrait l’ancêtre des rois de Portugal, des empereurs du Brésil et des ducs de Bragance. Puis Robert éloigna Constance et reprit Berthe, qui peut-être lui plaisait davantage.
Mais, de mariages en répudiations, les difficultés s’étaient accumulées. L’Église s’était mise en tête de faire du mariage un sacrement – ce qu’il n’était pas encore. On ne se mariait plus : c’était Dieu qui mariait. Cela impliquait de nouvelles règles : les époux ne devaient pas être apparentés et, sitôt consommé, le mariage ne pouvait plus être dissous que par la mort. Or, ces règles, Robert les avait toutes enfreintes : Berthe était sa cousine ; elle et Rozala vivaient toujours quand il avait épousé Constance… Adultère, trigame, incestueux : un demi-siècle plus tard, les ecclésiastiques n’eurent aucun mal à se persuader que Robert avait été excommunié. Ils attribuèrent la sentence à Grégoire V et fixèrent l’événement en 997, avant l’entrée en scène de Constance d’Arles. C’est donc Berthe de Bourgogne qu’on voit ici.
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L’Excommunication de Robert le Pieux mérite quelque attention. L’angle de vue donne au spectateur une place dans la pièce, comme s’il venait de s’introduire par une petite porte latérale, presque par effraction ; on a l’impression de surprendre le couple royal. Car c’est un couple : sur ce trône trop grand pour eux, elle se serre contre lui et il ne la repousse pas. Elle exprime la peur et le désarroi ; il est l’image même de l’impuissance, peut-être de la colère, et de l’accablement. Leurs regards paraissent fascinés par le long cierge fumant qui fait songer à un fusil qui vient de tirer. L’espace vide au centre suggère la solitude, l’abandon, l’exclusion de la communauté chrétienne. La toile évoque Adam et Ève, avec le cierge dans le rôle du serpent et le cardinal dans celui de l’ange exterminateur, puisque cet ange est toujours peint en rouge.
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Comme le spectateur ressent le drame qui frappe Berthe et Robert, il est enclin à désapprouver l’envoyé du pape. Laurens suggère que les prêtres ne comprennent rien à l’amour, qu’ils ne savent que condamner et tourner le dos à la souffrance des hommes. L’hypothèse d’un tableau anticlérical est d’autant plus plausible que le peintre – on le sait par André Gide, Si le grain ne meurt, 1926, – avait inscrit son fils Paul à l’École alsacienne, institution privée à la fois protestante et républicaine qui menait les élèves du cours préparatoire au baccalauréat. Le tableau serait un réquisitoire contre l’Église, doublé d’un plaidoyer en faveur du divorce, – voire un appel, bien dans l’esprit de la IIIe République naissante, à la laïcité de la loi.
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Et l’art ?
Parlant des romans d’Arnold Bennet et de John Galsworthy – si ces noms ne vous disent rien, vous devinez pourquoi – Virginia Woolf observait : « Pour les compléter, il semble nécessaire de faire quelque chose : adhérer à une société ou, moyen plus désespéré, signer un chèque. Cela fait, l’inquiétude cesse, le livre est fini ; on peut le mettre sur l’étagère, sans avoir jamais besoin de le relire » (Mr Bennet et Mrs Brown, 1924). Elle aurait pu ajouter : faire une loi ; – Justice de Galsworthy (1910) suscita une réforme de l’administration pénitentiaire.
Naquet a fait voter le divorce en 1884 et l’Église a perdu, mais Laurens aussi ; c’est sans remède. Finalement, il anticipait mal. La religion qui devait prévaloir, c’était la religion de l’art. Elle l’a excommunié.
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François Comba
2 Commentaires
J’ai toujours été fasciné par cette oeuvre, surtout pour le traitement temporel du sujet : Laurens ne représente pas vraiment son sujet, c’est à dire le moment fatidique de l’excommunication, mais se place quelques secondes plus tard en une sorte d’ellipse sans premier terme. Le fait de représenter seulement les dos des dignitaires ecclésiastiques en train de quitter la pièce est une idée extraordinaire à mon sens. L’impression donnée est celle de la fatalité : le forfait (la condamnation de l’amour par les noirs corbeaux) est accompli et rien ne peux plus le défaire.
Quand mes pas me mènent à Orsay je ne manque jamais de rendre une visite à ce tableau.
Et d’avoir ménagé un vide “abyssal” !