C’est un vieil homme recourbé qui entre en boitant légèrement sur la scène du Melbourne Town Hall, en cette soirée pluvieuse du dimanche 3 juin, et vient s’installer aux commandes d’un somptueux Yamaha à queue. A droite du piano, Gerald Cannon se tient très droit contre sa contrebasse. Sa barbichette blanche et ses lunettes à montures épaisses lui donnent l’air d’un vieux sage. Près de lui, Francisco Mela est posté derrière sa batterie, et le grand Chris Potter, invité sur scène par le trio, inspecte son saxophone. Sans perdre de temps, McCoy Tyner attaque le clavier, et son trio lui emboîte le pas pour une heure et quart de jazz aussi sauvage que brûlant.
On ne présente plus McCoy Tyner. Il est le grand nom de ce quatorzième International Jazz Festival à Melbourne. Introduit auprès de John Coltrane dès ses dix-sept ans, il devient membre de son Quartet pendant cinq ans, avant de rompre avec les expérimentations de plus en plus libres du maître saxophoniste, et de se lancer dans une carrière solo qui dure depuis 1965.
Sur sa rupture avec Coltrane, il commente : « Je ne me voyais pas contribuer à cette musique-là … Tout ce que j’entendais, c’était beaucoup de bruit. Je n’avais pas l’émotion pour cette musique, et quand je n’ai pas d’émotions , je ne joue pas. »[1]
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Fort de plus de 80 albums, d’excursions dans le post-bop, le Latino et la musique africaine, et de son style distinct, qui réunit structures blues, harmonies complexes et une main gauche ultra-rythmée, McCoy Tyner est une légende vivante. Ses contributions à la composition jazz, à la technique pianistique et au monde de l’improvisation font de lui, à 73 ans, une icône du jazz classique et moderne.
Les voici donc sur scène, en train d’achever leur premier morceau, dégageant une énergie pure qui colle le sourire aux lèvres à tous les spectateurs ou presque. Tyner s’approche du micro. Sa voix est celle de l’homme qui a vécu. Basse et rocailleuse, rugueuse et maltraitée, elle enveloppe toute la salle, digne du personnage : nous n’en attendions pas moins ! En hommage à son enfance de Philadelphia, et aux « grands » qui tenaient les murs aux coins de rues de son quartier, McCoy annonce le prochain morceau, ‘Blues on the corner’. Un pur bonheur. Et les morceaux s’enchaînent avec fluidité, souvent sans transition visible.
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Le concert est un hommage au mythique album de 1963, John Coltrane & Johnny Hartman, sur lequel McCoy Tyner tenait le clavier. Le génial saxophoniste américain Chris Potter et le crooner jazz José James (pour 4 morceaux seulement) accompagnent le trio, jouant modestement les rôles respectifs de Coltrane et de Hartman. Une magie nostalgique s’installe. Le saxophone de Potter est puissant et propre, mais jamais dominant et toujours maîtrisé. José James, de son côté, prend le micro avec une timidité et une modération que l’on interprète rapidement comme de la révérence pour le maître qui est à l’œuvre au piano. Sa voix remplit la salle, délicate et parfaitement placée, parfois peut-être au détriment de l’émotion. Les deux invités prennent leur pied à jouer avec le trio, qu’ils connaissent visiblement très bien : la performance est pro, mais on chuchote sur scène, on rit, on se fait des clins d’oeils. Francisco Mela est survolté à la batterie et enchaîne le cha-cha-cha le plus soyeux avec des rythmes surprenants qui ne semblent s’émanciper de la grille de tempo que pour mieux la réintégrer ensuite, et nous donner l’irrésistible envie de secouer notre derrière. Les spots braqués sur l’effervescence de ses cymbales enflamment toute la salle de reflets cuivrés.
[caption id="attachment_1625" align="aligncenter" width="600"] Crédit: jazzpages.com[/caption]« I try to play what comes naturally at the moment and let it happen », disait McCoy Tyner dans un interview[2] en 2011. C’est exactement ce sentiment de naturalité qui émane de la musique du pianiste sur scène. McCoy est un musicien génial et intuitif, dont les virevoltes improvisées et la rythmique puissante (il est gaucher) laissent parfois place à de longs solos harmoniques, où les autres joueurs s’effacent respectueusement. Mais McCoy est aussi un musicien facétieux. Il prend un malin plaisir à ponctuer ses fins de morceaux d’une petite note grave et klaxonnante, ne manquant pas de provoquer sa propre hilarité…et celle de ses spectateurs. Il n’est pas rare que ses élans lyriques s’entrecoupent de ribambelles de notes en staccato qui rebondissent dans tous les sens et semblent nous signifier que rien de tout ceci ne doit être vraiment pris au sérieux. Les solos se frottent les uns aux autres et se répondent, sous les applaudissements de la salle ébahie par la maîtrise technique de chacun des musiciens. Tout ceci confère à l’ensemble une fraîcheur juvénile et un dynamisme tels qu’on ne voit pas l’heure passer.
Pourtant, il est temps de finir. Après un dernier morceau explosif sous les éclairages fauves du Town Hall, les musiciens se lèvent, saluent et se retirent humblement derrière McCoy Tyner, dont l’âge nous revient lorsqu’il s’éloigne du clavier de sa démarche frêle. Le contraste entre cette fragilité et la stupéfiante agilité au clavier est frappant. Les lumières se rallument, les gens se lèvent.
Mais, évidemment, il en reste un peu pour la route. Dans un tonnerre d’applaudissements et de cris, Cannon, Mela et Potter reviennent sur scène. Le vieux maître, tout sourire, n’est pas loin derrière. Il s’approche du micro : « Cette fois, on va vous jouer un blues, un vrai blues, parce que quand même, il en faut bien un ! » Et d’entamer une intro endiablée reprise par les autres dans un swing final qui laisse pantois. Autour de moi, je regarde les têtes brunes, rousses, blondes, noires, blanches, toutes en train de balancer de haut en bas. Sous mes semelles, je sens des centaines de pieds invisibles battre le tempo. Le jazz de McCoy Tyner est la réconciliation des générations, le pont entre les ages qui distille l’héritage de Miles Davis, de John Coltrane et des années soixante dans cette salle de concert en 2012, qui fait tanguer les corps et sourire les visages. Une messe séculaire à la gloire de la chaleur humaine, de l’énergie sans age et du bonheur partagé. Et on en redemande !
Lucas Gaudissart
McCoy Tyner jouera en France du 29 juin au 07 juillet 2012 (dont une date gratuite) : à ne pas manquer !