D’abord réalisatrice de courts-métrages dans les années 1970, puis assistante de production chez Fr3 Aquitaine, Christiane Ballan travaille, dès 1982, avec des réalisateurs comme Coline Serreau et Robin Davis, en tant qu’assistante régie ou de mise en scène. En 1985, elle écrit et réalise « Solaré », un court métrage en 35 mm diffusé en salle par Flach Films. De 1992 à 2005, Christiane Ballan écrit et met en scène plusieurs spectacles pour le jeune public : « La surfeuse des sables », « Le Galion englouti », « Les semeurs de vent », … Dans les années 2000, elle se met à la réalisation de documentaires, tels que « Devoir de mémoire » ou « La cause tibétaine : une longue marche ». Elle revient aujourd’hui avec son dernier film, tourné en Inde, « Japam ». Rencontre avec cette cinéaste de la recherche de soi.
Vous présenterez “Japam”, votre nouveau film, à Sciences Po, le 17 octobre prochain*, racontez-nous un peu l’histoire de sa création.Â
L’histoire du film Japam est déjà tout un trajet. J’avais prévu de partir 4 mois en Inde du Sud pour réaliser un documentaire sur le rituel du Soma, la boisson des dieux. La veille de mon départ, j’apprends que ce rituel n’aura pas lieu. Billet d’avion en poche et caméra toute neuve dans sa sacoche, je suis quand même partie. C’est donc une fois en Inde que l’idée d’un film a fait son chemin. Avec un ami indien régisseur de cinéma, j’ai sillonné en scooter la région du Kerala en quête d’une idée de documentaire. Je me souviens d’une nuit, veille de la cérémonie du Pongal qui est dans le film. Je cadrais des milliers de femmes endormies sur les trottoirs de la capitale Trivandrum. Celui qui m’accompagnait était toujours dans mon champ de vision, je devais faire un effort pour ne pas le cadrer, il me dérangeait. Vers 3 heures du matin, la fatigue faisant son œuvre, j’ai baissé ma garde et me suis laissée aller à simplement regarder et alors j’ai commencé à voir. J’ai vu que la beauté de ces femmes endormies était magnifiée par le regard que cet homme qui m’accompagnait portait sur elles. Ce fut le déclic. J’ai fini la nuit en le cadrant lui. C’est cette nuit là qu’il est devenu l’acteur principal de Japam. Après, les idées de scénarisation sont venues facilement, une idée en entraînant une autre par ricochet… Jusqu’à l’écriture du scénario en une semaine alors que j’avais déjà tourné des scènes « en live » façon documentaire. C’est ça la magie de ce film, ce n’est pas seulement un égo de réalisatrice qui est derrière tout ça mais une confluence de coïncidences heureuses invitées à s’exprimer.
C’est un film très en mouvement, la caméra est souvent portée, très proche de l’acteur, au contact, avec des effets de mise au point aussi. Comment expliquez-vous cela ? Avez-vous des influences, des inspirations claires ?Â
L’explication pour le mouvement de caméra non fixe est liée à la façon de procéder. Mon intention était d’expérimenter une autre façon d’être. Ce film n’était pas prévu, pas de plan de travail, pas de comptes à rendre, j’étais libre de faire ou ne pas faire. Le mouvement est né de ce désir de laisser libre cours à l’imprévu, à ce qui vient à vous, à la fluidité du moment présent. Pour cela, il faut se mouvoir facilement, sans trop d’appareillage et être en instantané avec ce qui est. Caméra vite sortie, mise au point manuelle précise, recherche de l’ouverture aisée du diaphragme. J’avoue que ma nouvelle caméra HD fut parfaite. Après, il faut être très concentré sur ce que l’on voit, être à l’affût, traquer le réel, l’instantané. Par contre, pour les séquences plus narratives, j’ai fait le choix d’un cadre posé, à l’esthétique calculée avec un travail de comédie plus classique. C’est la mixité de ces deux points de vue qui m’a enchantée lors du montage du film. Car ce n’est qu’à ce moment-là que l’on sait si ça va fonctionner ou pas. Si « on » a été bien inspiré ou pas.
Pour ce qui est des influences c’est très difficile de les repérer. Si j’ai été sensible à l’univers d’un film, c’est qu’il était proche de mon propre univers, de ma relation à l’espace, au rythme, à l’iconographie, aux grilles d’analyses sociopolitiques, etc. En tout cas je n’ai jamais volontairement appliqué des recettes à la façon de. N’ayant pas fait un cursus d’école de cinéma, j’ai été à l’abri de ce « piège scolaire ». Par contre, j’ai eu la chance d’apprendre un métier, celui de metteur en scène, en assistant des metteurs en scène. Hormis les protocoles de réalisation en équipe qui s’apprennent avec l’expérience des nombreux tournages, ce qui fut essentiel dans ma compréhension du secret de la réussite d’un film, c’est la fabuleuse aventure du travail avec les comédiens. J’ai reçu ma première grande leçon de direction d’acteurs avec une véritable metteuse en scène, Coline Serreau, avec qui j’ai travaillé sur le film Trois hommes et un couffin. Je crois que c’est à partir de là que j’ai compris tout le chemin qu’il me restait à faire avant de prétendre exercer ce métier. Aussi pendant plusieurs années, j’ai animé des ateliers de comédiens amateurs en herbe et adultes professionnels en théâtre, en mime, en cirque, en musique, en danse. Les enfants m’ont beaucoup appris. Nous sommes des enfants qui avons grandi avec la peur du regard de l’autre et oublié en route le plaisir simple du jeu. Renouer avec ce plaisir simple occupe une grande part du jeu de comédie. Le travail du clown est un bon exercice.
Pour ce qui est de la technique, certes de nouvelles façons de faire et de projeter ont vu le jour, si elles sont porteuses de sens et de questionnements c’est génial mais depuis Méliès rien de nouveau n’a été inventé. Alors… Tout reste encore à faire !
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Justement, quelle cinéphile êtes-vous ? Quel regard portez-vous sur le cinéma actuel ?
Le cinéma est le reflet de notre société que je regarde avec le même mouvement de caméra qui va du très proche au très distant. La mise en distanciation vient peut être de mon âge. Ma jeunesse (la vôtre en ce moment) je l’ai vécue dans l’effervescence politique et culturelle des années 70. Je porte toujours en moi une sympathie pour les philosophes qui vont de Marx à Deleuze en passant par Castoriadis. De forts souvenirs cinématographiques alimentent mon goût pour le cinéma de ces anciens surfeurs de la vague comme Robbe-Grillet et son film  Glissements progressifs du plaisir, Fernando Arrabal et Viva la muerte, Raoul Ruiz que j’ai découvert avec Les trois couronnes du matelot, Pain et Chocolat de Franco Brusati, Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola, et puis Fellini pour toute son œuvre de Les Nuits de Cabiria à Satyricon, en passant par Fellini Roma, Amarcord , toute l’œuvre d’ Andreï Tarkovski avec une émotion particulière pour le film Andreï Roublev et Stalker. Je porte toujours  en moi ces émotions cinématographiques que l’on appelle communément la culture avec cette connotation liée au passé. Rendons grâce aux ciné-clubs qui permettront peut-être d’ensemencer la jeune génération ou tout au moins de maintenir le lien avec ces artistes qui, de tous temps, ont osé aller vers le non conventionnel.
Aujourd’hui, je vais toujours au cinéma mais par intermittence. Quand je suis sur un projet de film ou de théâtre, je n’arrive pas à entrer dans un autre univers. Mais quand je suis en stand by, je peux aller voir plusieurs films dans la même journée. Et alors, je constate que mes choix vont toujours vers les mêmes univers cinématographiques qui traversent les générations. Oui, j’ai toujours de vrais moments de découverte avec des films très variés qui souvent viennent  de metteurs en scène issus de pays dits « émergents » et dont je ne me souviens pas du nom. A travers les films de David Cronenberg (comme autrefois avec ceux de David Linch), je me surprends à être sensible aux films plus trash, j’ai beaucoup aimé son dernier Cosmopolis. La violence et la métamorphose sont des sujets en phase avec la période actuelle et certains la traitent avec transcendance.
Vous avez produit, écrit et réalisé “Japam”: quel rapport a-t-on avec un film auquel on a tant donné ?
Quelle question bizarre ! Je ne sais pas par quel bout la prendre. Mon rapport avec mon film ? Tout ceci est très possessif… J’ai envie de dire : ce n’est qu’un film ! Ce n’est pas le premier ni le dernier. Mais c’est vrai que le moment de « la sortie » d’un film est très particulier. Ce n’est pas une question d’attachement affectif dont il faudrait rompre le cordon ombilical, ça ce n’est pas mon truc. Présenter son film à un public est une nouvelle aventure en soi. C’est sentir la variété des réactions des gens, c’est le plaisir de partager ensemble nos sensibilités. J’aime le théâtre pour cette confrontation en live avec le public. Avec le cinéma, c’est décalé dans le temps mais ça peu exister à condition effectivement de venir dans la salle de projection le présenter, rester pendant la projection et être là pour l’après. J’aime beaucoup faire ça et je le fais autant que je peux.
Votre question présuppose que j’ai beaucoup donné. Cette notion du don me fait penser à quelqu’un qui m’a dit un jour : « pour se donner il faut d’abord s’appartenir ». Très juste. Aussi je crois que si je n’ai pas ce sentiment d’avoir beaucoup donné c’est peut être que j’en suis encore à chercher à être le maître de moi même. Chaque film est un marquage, une étape vers l’expression la libération de l’Etre. Le « comment faire » ce film sans financements et sans producteur parisien reconnu a été la mise à l’épreuve de ma simple volonté de faire. En chemin, l’air de rien j’ai découvert la joie de l’indépendance. Ce film m’a tant donné !
Pourquoi l’Inde ? Quelle expérience avez-vous avec ce pays ? N’est-il pas profondément “cinégénique” (par sa spiritualité et la force qu’y prennent image, les couleurs) ? On dit qu’on en revient changé, c’est vrai selon vous ?
J’ai découvert l’Inde en 2005 mais c’était dans un contexte très particulier de la réalisation d’un documentaire sur la cause tibétaine. A Dehli, j’ai vécu dans un bidonville tibétain, puis direction Dharamsala avec le bus de nuit et ensuite envol vers le Népal. Ceci dit, je me souviens de mon premier pas sur le sol indien, de nuit, c’était comme une cosmonaute qui aurait fait son premier pas sur la lune. Le choc de la confrontation entre le mythe et la réalité.  J’y étais mais sans y être vraiment. C’est l’odeur forte de la terre qui m’a remis les idées en place.
Je suis allée en Inde du Sud en 2006 puis 2008-2009 et 2011. A chaque fois que j’arrive c’est l’odeur de la terre mélangée à l’odeur du jasmin fraîchement coupé et mis en guirlande sur le rétroviseur du taxi qui me fait me délasser en me disant : – Ouf enfin j’y suis ! Ceci dit deux mois après ou quatre mois après, comme la dernière fois, quand je reprends ce même taxi pour le vol du retour je me dis : -Ouf enfin je repars !
Petite anecdote pour dire que, bien sûr, l’Inde est tout ce que vous pouvez imaginer (cinégénique, spirituelle, haute en couleurs) et bien plus encore mais que la réalité du voyage est souvent beaucoup moins exotique. J’aime être immergée dans une civilisation. J’aime me fondre dans la vie quotidienne de mes amis indiens. Oui, le voyage en Inde a souvent été une destination mythique, une quête héroïque. Allez-y et vous verrez par vous-même. Sachez que ce qu’on cherche en Inde, on le trouve.
Quels sont vos projets désormais ?
Mon prochain sujet sera sur les chamans et les plantes sacrées. Afrique, Amérique Latine, Asie et Europe. J’ai écrit en 2011 un scénario de documentaire qui s’intitulait Le Psychonaute. Mais aujourd’hui, ce titre devrait se conjuguer au pluriel.
Dernière question traditionnelle que nous posons souvent : notre revue, “Profondeur de champs“, a-t-elle un nom qui vous inspire ?
Profondeur de champs : une inspiration liée à une expérience qui met en perspective notre rapport à l’espace lié au temps. L’effet en cinéma de la 3D est un des effets de l’état modifié de conscience lors de la prise de plantes sacrées. La notion de temps s’accélère, la vitesse de la lumière qui va d’un point à un autre et qui nous fait percevoir ou voir annule tout à coup la notion d’espace et alors on se retrouve à voir en direct. On voit alors autrement. Tout ceci est très en rapport avec le cinéma, la projection, l’immersion dans les champs de la psyché. C’est profond, infiniment profond et dans ces contrées inconnues des aventuriers s’y aventurent depuis « la nuit des temps », les occidentaux les nomment les chamans. En Inde ce sont des Brahmanes (des prêtres), en Afrique des sorciers, en Amérique Latine des guérisseurs, en Europe des médecins illégaux. Alors qu’est-ce que la Profondeur de champs de la conscience ? Une question d’optique, qui travaille en moi et qui pourrait déboucher sur un film.
Entretien réalisé par Quentin Jagorel
* Avant-première du film “Japam” proposée par le Ciné-club du BdA de Sciences Po, le mercredi 17 octobre, à 17 heures (13 rue de l’université, Paris VII)