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  • Entretien avec Bruno Latour (1/2) : L’art et la science

    Par son am­pleur et sa plu­ri­dis­ci­pli­na­rité, l’œuvre de Bruno La­tour étonne : elle dé­ploie une pen­sée à tout point de vue com­plète, qui ne s’égare ja­mais. So­cio­logue des sciences et phi­lo­sophe, il nous offre, par son an­thro­po­lo­gie des mo­dernes, un re­gard em­pi­rique sur les ca­rac­tères de la mo­der­nité, et les liens sou­vent mé­con­nus, qui unissent sciences et arts.

    En­tre­tien réa­lisé par SB.

    Bruno La­tour, êtes-vous un phi­lo­sophe ?

    Je suis un phi­lo­sophe mais un phi­lo­sophe par­ti­cu­lier parce que je traite les ques­tions phi­lo­so­phiques par les textes, les clas­siques, mais aussi par les en­quêtes, de type eth­no­gra­phiques et un peu plus quan­ti­ta­tives. Je suis un phi­lo­sophe em­pi­rique.

     Votre pen­sée suit-elle un plan ?

    En tout cas il y a un pro­jet à long terme, je ne sais pas si l’on peut dire qu’on a une unique pen­sée, c’est ce que di­sait Berg­son, chaque phi­lo­sophe n’a qu’une seule pen­sée qu’il dé­ve­loppe au fil de son exis­tence et qui de­vient né­ces­saire après coup. Dans mon cas c’est un peu vrai, parce que j’ai un pro­jet d’an­thro­po­lo­gie as­sez sys­té­ma­tique que je pour­suis de­puis presque 30ans. Je suis as­sez, di­sons, obs­tiné.

    Il s’agit de faire une an­thro­po­lo­gie des mo­dernes, comme les mo­dernes ont fait une an­thro­po­lo­gie des autres ; mais ils n’ont pas tou­jours fait une an­thro­po­lo­gie d’eux mêmes parce qu’ils étaient trop oc­cu­pés à se mo­der­ni­ser et en plus à mo­der­ni­ser les ‘au­tres’, sous des formes par­fois sym­pa­thiques, par­fois sous des formes moins sym­pa­thiques, plus im­pé­ria­listes di­sons. Nous man­quons tou­jours en­core d’une des­crip­tion des mo­dernes, des Oc­ci­den­taux, qui se­rait faite avec des mé­thodes un peu si­mi­laires à celles de l’an­thro­po­lo­gie uti­li­sée pour les ‘au­tres’.

    Pour­quoi vou­loir rap­pro­cher l’étude de la science et des arts ?

    La tra­di­tion a voulu de­puis le XVIIe siècle qu’on sé­pare de mieux en mieux les deux, construi­sant d’un côté un monde de la fic­tion, de la culture di­sons, et de l’autre un monde de la rai­son et de la na­ture. Il y a une his­toire de cette sé­pa­ra­tion, mais en pra­tique cela a tou­jours été beau­coup plus com­pli­qué, parce que les ar­tistes et les scien­ti­fiques ont tou­jours col­la­boré in­ti­me­ment dans la pro­duc­tion des ins­tru­ments, dans les ins­tru­ments de vi­sua­li­sa­tion en par­ti­cu­lier qui ont tou­jours été com­muns. Il n’y a ja­mais eu de pé­riodes ar­tis­tiques par exemple où les ar­tistes n’ont pas uti­lisé les tech­niques de pointe de la science, que ce soit l’op­tique au XVII ou les pro­jec­tion et mi­roirs au XIXe, un ar­tiste qui ne se­rait pas in­té­ressé par les trans­for­ma­tions tech­niques de son temps n’est pas un très bon ar­tiste.

    Par-delà, c’est l’es­thé­tique, au sens ori­gi­nel du terme, de « rendre sen­sible », qui est com­plè­te­ment par­ta­gée entre les dif­fé­rents mé­diums. La sé­pa­ra­tion est idéo­lo­gique, elle n’est pas pra­tique.

    Arts et sciences, ne sont-ce pas sim­ple­ment deux re­pré­sen­ta­tions de la réa­lité, tout aussi construites l’une que l’autre ?

    Les deux sont construits, cela dé­pend si on leur donne un sens fort ou un sens faible. Au sens fort, ce sont des construc­tions, mais des construc­tions qui visent des buts com­plè­te­ments dif­fé­rents. Les mé­thodes sont donc les mêmes, il faut créer des per­son­nages, faire su­bir à ces per­son­nages des épreuves. Il suf­fit de lire des ar­ticles scien­ti­fiques pour le voir, il s’agit presque de fic­tion, au sens po­si­tif du terme. Mais évi­dem­ment la di­rec­tion dans la­quelle on en­gage ces fic­tions est pro­fon­dé­ment  dif­fé­rente, quand il s’agit dans le cas des sciences d’ac­cé­der à des phé­no­mènes loin­tains, et dans le cas des arts de nous rendre sen­sibles à des phé­no­mènes re­la­ti­ve­ment proches. Il y a beau­coup d’in­ter­fé­rences mais cela ne veut pas dire que ce sont les mêmes choses.

    Le rap­port à la vé­rité, di­sons l’ob­jec­ti­vité, est-cela qui les sé­pare ?

    Pas vrai­ment, parce que le mot vé­rité veut dire des choses très dif­fé­rentes en science, et entre les dif­fé­rentes sciences. Il y a une vé­rité des œuvres d’art, il y a une vé­rité du rendu d’un ta­bleau, une vé­rité du rendu d’une pièce, dans la te­nue d’une sculp­ture, ou d’un mor­ceau de mu­sique. La vé­rité, ou plu­tôt l’ob­jec­ti­vité, en science existe mais il existe aussi une ob­jec­ti­vité des œuvres d’art. En­quête sur les modes d’exis­tence pré­cise en par­tie cette ques­tion.

    “L’art c’est moi, la science c’est nous”, di­sait Claude Ber­nard, qu’en pen­sez-vous ?

    C’est une vi­sion très XIXe siècle de la dis­tinc­tion art-science, qui vou­drait dire, de fa­çon as­sez cu­rieuse, que l’art se­rait sub­jec­tif et la science se­rait col­lec­tive ou po­li­tique. Je ne me re­con­naî­trais pas dans cette dis­tinc­tion. L’art est beau­coup plus ‘nous’, il par­ti­cipe à la construc­tion de col­lec­tif, et le col­lec­tif qui pro­duit des sciences est un col­lec­tif as­sez étrange, par­fois ré­duit à quelques scien­ti­fiques, par­fois étendu à toute une po­pu­la­tion. La taille des col­lec­tifs qui pour­raient dire ‘je’ et ‘nous’ est très va­riable.

    Quel rap­port en­tre­tiennent les ar­tistes avec la science et l’ac­ti­vité sa­vante ?

    Les ar­tistes sont d’une igno­rance crasse sur les sciences. C’est d’ailleurs pour cette rai­son que nous avons créé l’Ecole des Arts Po­li­tiques de Sciences Po (SPEAP), c’est pré­ci­sé­ment pour échap­per à cette pro­fonde igno­rance, non pas de la science comme ré­sul­tat, ce qui n’est pas for­cé­ment très im­por­tant, mais de la science comme en­quête : tra­vail ex­pé­ri­men­tal, épreuve, construc­tion d’un monde, ce sont des choses très im­por­tantes pour les ar­tistes, dont ils sont re­la­ti­ve­ment cou­pés. Mais les ar­tistes sont aussi cou­pés entre mé­diums, les vi­déastes ne connaissent pas le ro­man, le ro­man la poé­sie, la poé­sie la pein­ture, donc la sé­pa­ra­tion est com­plète.  Du côté des scien­ti­fiques la di­cho­to­mie est la même, ils sont d’une igno­rance crasse sur l’art contem­po­rain, en par­ti­cu­lier les sciences so­ciales, en par­ti­cu­lier à Sciences Po. C’est aussi un des buts de l’opé­ra­tion de SPEAP, c’est d’es­sayer de trou­ver ces deux es­thé­tiques, l’es­thé­tique ar­tis­tique et scien­ti­fique, se rendre sen­sible à des phé­no­mènes un peu com­pli­qués et d’es­sayer de les re­lier.

    D’où l’in­té­rêt de ne pas étu­dier sé­pa­ré­ment l’his­toire scien­ti­fique de l’his­toire ar­tis­tique ?

    Cet her­mé­tisme a com­plè­te­ment changé. Entre his­to­riens de l’art et his­to­riens des sciences, de­puis 25 ans les liai­sons sont ex­trê­me­ment nom­breuses. Main­te­nant quand on pense à des gens comme S. Al­pers*, pour prendre seule­ment un livre cé­lèbre sur la pein­ture hol­lan­daise, c’est de l’his­toire des sciences. In­ver­se­ment, le livre Ob­jec­ti­vity, tra­duit en fran­çais Ob­jec­ti­vité, de Lor­raine Das­ton et Pe­ter Ga­li­son c’est à la fois de l’his­toire des sciences et de l’his­toire de l’art. En pra­tique ça n’a ja­mais été dis­tinct. L’édu­ca­tion, le sys­tème d’édu­ca­tion fait qu’on les sé­pare, et que beau­coup de gens, en par­ti­cu­lier à Sciences Po, sont par­ti­cu­liè­re­ment igno­rants en his­toire des sciences et en his­toire de l’art, ce qui ne re­met pas for­cé­ment en cause leur lien.

    (A suivre…)

                                                                                 

    * Svet­lana Al­pers, L’Art de dé­peindre : La pein­ture hol­lan­daise au XVIIe siècle, Pa­ris, Gal­li­mard, (1990)