Le cinéma d’auteur chinois est aujourd’hui encore peu considéré en France. On en retrouve quelques bribes dans Wong Kar Wai qui, souvenons-nous en, est de Hong Kong qui n’est toujours pas entièrement rattachée économiquement et culturellement à la Chine et reste très marqué par des conceptions européennes (comme celle de « personnages » et de « narration »). Quelques autres bribes dans les cinémas MK2 qui soutiennent avec vigueur les Å“uvres de Jia Zhang-Ke, mais de Jia Zhang-Ke seulement. On le connait aussi par le cinéma d’esthète comme Tigre et Dragon ou Hero que la critique a souvent mépris pour des films d’action quand, en réalité, le véritable travail était fait par le directeur de photographie.
Ce cinéma de l’esthétisme – on a pu le voir dans l’évolution de Yimou – a tendance à sur-faire, à saturer l’image de couleurs et de formes. Ce fut le désastre (en terme de tickets vendus dans les salles obscures en tout cas) du Secret des poignards volants puis de La Cité Interdite. Cela est dû à son origine populaire dans le cinéma de masse de Hong Kong qui ne cesse d’inonder l’Asie de films bon marché aux scènes d’actions toujours plus rocambolesques et aux effets spéciaux toujours plus faibles. Le cinéma de Zhang Yimou est né du désir de redonner bonne presse à l’obsession esthétique qui marque la représentation des combats mythiques depuis le début de l’art dans l’Empire du Milieu. C’est un cinéma qui n’est pas parvenu à s’arrêter dans sa quête du raffinement visuel, au prix, s’il le faut – et cela s’est vu particulièrement dans Le secret des poignards volants – d’un scénario de plus en plus bâclé. Peu à peu, les films  chinois de l’esthétisme sortent du monde : dans Tigre et Dragon (d’Ang Lee), on traversait les déserts de Mandchourie et les villes de provinces. Dans Hero (de Zimou), on s’enfermait dans de petits bâtiments et dans la Cité interdite. Dans Le secret des poignards volant la ville disparaissait au profit d’une nature fantasmée. Enfin, dans La Cité interdite… eh bien on ne sort plus du palais impérial. Tout cela se situant aux époques qui font les légendes de la Chine.
[caption id="attachment_2561" align="aligncenter" width="560"] “Hero” de Zhang Yimou[/caption]En face de ce cinéma s’est développé autour de Jia Zhangke un cinéma social qui, même dans la fiction, ne veut plus construire une esthétique hors du monde ou dans le passé, mais filmer les beautés et les horreurs du présent.
La Chine est un État autoritaire qui pratique la censure, c’est bien connu, mais c’est aussi un lieu commun de dire que l’art se porte parfois mieux dans les situations difficiles. Jia Zhangke est ainsi connu en Occident pour son savant mélange de fiction et de documentaire qui lui permet de filmer avec calme et distance les plus grands crimes de son pays envers lui-même. Il les filme presque « par accident ».
Par exemple, son film le plus célèbre, Still Life, montre sans commentaire, à travers l’histoire de deux personnes, chacune à la recherche d’un ami qu’elle ne trouve pas, toute la ville, toute la vie que le barrage des Trois Gorges a aujourd’hui submergé. Et il n’y a finalement qu’une fraction de seconde pendant laquelle, remontant une colline, on aperçoit deux hommes qui, peignant « limite de la phase 3 : 162,5 mètre », nous font réaliser que tout ce que nous avons vu disparaîtra bientôt.
[caption id="attachment_2562" align="aligncenter" width="560"] Still Life de Jia Zhangke[/caption] Ce cinéma de la « dénonciation discrète » nous plonge sans violence dans des réalités sociales dont nous ne sommes pas toujours conscients car nous sommes aujourd’hui en mesure d’absorber des quantités phénoménales de nouvelles effrayantes sans jamais nous en émouvoir. Ces réalités sociales, ce sont celles des bouleversements économiques (fermeture d’une usine qui embauchait tout une ville dans 24 city) ou sociaux (les espoirs et déceptions de plusieurs générations de pékinois dans I wish I knew) qui touchent directement des hommes et des femmes en Chine.
Mais ce cinéma, nous le recevons encore comme une dénonciation quand, peut-être, il faudrait le lire comme un simple témoignage.
C’est sans doute pour cette raison que personne n’entend parler de Sauna on Moon, le nouveau film de Zou Peng. Ce n’est ni un film d’esthète plongé dans la Chine des mythes, ni un film de Jia Zhang-Ke (quoi que certains critiques les comparent) qui peut se lire à l’aune de la « critique sociale » qu’on pourrait y lire. À la vue du film, le taxer de « dénonciateur » serait même décalé. Pourtant le sujet donnerait à s’insurger : on plonge dans le milieu de la prostitution dans une ville méridionale au sud de Canton. Notre vision de la Chine comme le pays de l’esclavage, notre croyance que l’art en cage est un art qui veut se libérer ont empêché les critiques et les spectateurs qui se sont prononcés de voir ce film pour ce qu’il est.
Qui l’eût cru, on peut faire en Chine un film sur une réalité sociale sensible qui intègre des éléments de film d’esthète. Mais pas n’importe comment : l’image, aussi soignée que celle d’un Hero ou d’un Tigre et Dragon, travaille cependant sur un matériau bien moins noble : la vie des classes populaires. Par conséquent, le travail esthétique se concentre sur un jaillissement de la matière, des odeurs même. Sauna on Moon parvient à nous faire pénétrer dans la rue Chinoise traditionnelle , les Huton, jusque dans l’intimité de ses habitants sans nous priver d’un plaisir visuel réel. On s’attache même à ce petit monde sans pudeur, marqué par la nécessité et l’espoir d’ascension sociale.
L’apothéose finale que représente le « défilé de mode » des prostituées et qui est à peu près la seule image utilisée par la critique pour faire la promotion du film (sans compter la bande annonce emphatique sur cette dernière scène qui est, en somme, très courte), n’apparaît, à terme, non plus comme une scène érotique, mais comme une image de la beauté dans cette société qui, avec l’ouverture à l’Ouest, est rongée de kitsch. Mais le film ne pose pas la question de ce qu’est le beau, il témoigne d’une définition qui émerge aujourd’hui. Il évite même la qualification honteuse de « Drame » que lui donne la critique. Ni documentaire, ni dramatique, parfois comique, ce cinéma d’auteur chinois émergent ne rentre nettement dans aucune de nos catégories.
Le cinéma chinois avec Jia Zhangke avait trouvé son moyen d’exprimer ce qu’il voulait dire : montrer une réalité sociale sans que le regard du réalisateur semble s’imposer. Jia Zhangke a introduit en Chine un regard qui n’est pas « objectif » ni « subjectif » mais « parcellaire », nous donnant un ensemble de témoignage sans pour autant qu’aucun soit complet. Il fallait à présent concilier ce cinéma social avec le cinéma d’esthète que Zhang Yimou avait remis à son rang avant de le caricaturer. Aujourd’hui, un nouveau cinéma est né qui concilie ces deux conceptions du septième art. Né de la peinture sociale qui montre le monde dans toute sa beauté et toute sa tristesse, Sauna on Moon de Zou Peng montre comment la folie de l’esthétisme s’intègre aujourd’hui dans la société chinoise comme un luxe kitsch, sans se prendre à en juger. Et comme l’a dit Albert Camus lors de son Discours de Prix Nobel : « le véritable artiste s’efforce de comprendre plutôt que de juger ».
Foulmow