La finesse de vue n’est certainement pas la caractéristique dont on affublerait spontanément le film Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré, comédie bouffonne sortie en 1993 sur les écrans. Comiques de situations lourdingues, saillies potaches et misogynes, confusions historiques impressionnantes, le film a été conçu et réalisé pour faire rire, et au-delà des arrondissements à un chiffre de Paris.
Néanmoins, il décrit de manière très acérée le milieu Bon Chic Bon Genre de province, cette alliance objective des notabilités et de l’aristocratie locale. Le couple que forme Béatrice et Jean-Pierre en est la parfaite incarnation. Tout au long du film, Jean-Marie Poiré donne à voir toutes les petites différences qui existent entre ces deux strates concernant, notamment, leur relation au passé, à l’avenir, à leur famille, aux « nouveaux riches ». Beaucoup de films qui souhaitaient dépeindre cet environnement social ont transpiré le ressentiment ou accouché d’approximations. Pas Les Visiteurs.
L’histoire se déroule entre le XIème et le XXème siècle, et c’est cette dernière partie qui nous intéresse. Rappelons brièvement la trame narrative : Godefroy Amaury de Malfète, Comte de Montmirail, se retrouve, suite à une bévue de l’enchanteur Eusabius, parachuté dans les années 1990 en compagnie de son écuyer Jacquouille La Fripouille. Dans « son époque », ensorcelé par une sorcière, Godefroy avait malencontreusement tué son beau-père, le Duc de Pouilles, qu’il avait pris pour un ours. La potion magique du mage Eusabius était censé le ramener quelques secondes avant l’incident….
Les deux moyenâgeux rencontrent donc la famille de « Béatrice Goulard de Montmirail », descendante de Godefroy, qui se trouve être le parfait sosie de « Dame Frénégonde », la promise du comte, 900 ans plus tôt. Béatrice se méprend elle aussi, convaincue que Godefroy est son cousin Hubert de Montmirail, «  disparu durant les Raids Gauloises en 1981 à Bornéo ».
Béatrice, magistralement jouée par Valérie Lemercier, est enthousiasmée de retrouver ce cousin admiré (si ce n’est plus, son mari Jean-Pierre se demandant s’il elle n’a pas « f******é » par le passé). Dans son imaginaire, Hubert est cet aventurier que comptent souvent les grandes familles aristocratiques. « Fils de Tante Marthe », à la « sensualité » et « au front large typiques tous les hommes de la famille », Hubert est devenu pilote de rallye après avoir été élève à l’école Saint-Cyr. Son parcours n’est donc que modérément subversif. Dans Les Visiteurs 2, on apprendra même qu’Hubert a vécu un mariage exécrable de nombreuses années et qu’il n’a bien sûr jamais divorcé. Cela ne se fait pas.
Ce cousin Hubert n’est pas Godefroy, ce qui n’empêche pas Béatrice d’être exaltée par ce nouvel épisode de son roman familial. Car ce retour inattendu est une occasion unique de faire briller de nouveau le lustre des Montmirail. Béatrice se plaira donc à se rendre avec lui au château « pour une bonne balade » ou à porter « sa robe de cocktail noire » pour une soirée. A cette occasion, elle se plaira aussi à être traitée d’égale à égal avec Edouard et Edgar Bernay, Présidents d’une célèbre banque d’Affaires.
La réalité, c’est qu’en se mariant avec Jean-Pierre Goulard, Béatrice a quitté son monde, à la fois physiquement et symboliquement. Finie la vie au château en famille, finies les potentialités de mariages avec des rejetons de l’aristocratie provinciale.
Mais comme toute bonne aristocrate qui se respecte, Béatrice ne se plaindra jamais de la situation et dédramatisera à l’envi, présentant sa maison de maître bourgeoise comme « une bicoque sans prétention », « très bien conçue, où l’on a passé des soirées formidables ».
Ceci ne veut pas dire que notre héroïne a renoncé à une certaine respectabilité. Chevalière au doigt, elle souhaite subrepticement montrer autour d’elle qu’une Montmirail – et non une de Montmirail, encore moins une De Montmirail – vaut mieux que deux roturiers. Béatrice dépasse toutefois la ligne rouge de l’héraldique et des usages en se faisant appeler « Madame la Comtesse » par les habitants de son village, alors que seule l’épouse d’un Comte peut se faire nommer « Comtesse ». Elle bénéficie même d’un véritable traitement de faveur autour d’elle, ayant une relation privilégiée avec le curé du village, ainsi qu’une appréciable disponibilité en temps et en nombre de la gendarmerie locale.
Alors que son mari ne jure que par les bridges et les abcès dentaires, Béatrice se construit ainsi un ersatz de vie aristocratique de province. Elle a du mal à cacher son mépris pour Jacques-Henri Jacquard, propriétaire du château de Montmirail. Elle le décrit à Godefroy, de manière faussement indifférente, comme « de la famille de nos ancien métayers, assez nouveau riche, un petit peu précieux »…
La farce moyenâgeuse brille donc, lorsqu’elle est transposée au XXe siècle, par sa justesse sociologique. On fera tout de même objection au choix de Florian comme nom du fils du couple Jean-Pierre-Béatrice. Selon le sociologue Baptiste Coulmont dans sa Sociologie des prénoms, Florian n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler un prénom Bon Chic Bon Genre.
On mettra cela sur le dos de ce gueux de Jean-Pierre.
Louis Boillot