Issus d’univers musicaux diamétralement opposés, Etienne Jaumet, roi français du bidouillage sonore et amoureux des vieilles machines à remonter le temps musical, et Cosmic Neman, batteur fantasque des (anti) folkeux Herman Düne, forment le duo Zombie Zombie. Long entretien, à l’occasion de la sortie de leur nouvel album Rituels d’un Nouveau Monde, avec deux musiciens défendant une vision radicale de leur art et naviguant entre bandes originales de films d’horreur des années 1970, musique électronique des pionniers français du genre et krautrock allemand.
[caption id="attachment_2860" align="aligncenter" width="560"] © Gilbert Cohen[/caption]Vous vous êtes rencontrés à Mains d’Œuvres à Saint-Ouen. Que représente ce lieu, qui est un des centres névralgiques de la musique parisienne, pour vous ?
ETIENNE : C’est surtout toujours un des rares lieux pour répéter ! L’espace fait défaut en région parisienne et les prix des locaux de répétition sont trop chers par rapport au train de vie des musiciens. Mains d’Œuvres propose en plus de cela un lieu de rencontre entre artistes de différentes disciplines (arts plastiques, danse, théâtre). Ce fut un endroit très important au début des années 2000, et il est toujours actif ! Il en faudrait plus comme ceci. Le Point Ephémère en était un autre, mais les résidences de musiciens ont été supprimées il y a un an.
Pour vous deux, Zombie Zombie n’est qu’un projet parmi plusieurs autres. N’est-ce pas compliqué de gérer plusieurs carrières musicales à la fois ? Par ailleurs, qu’en est-il de vos projets réciproques ? Y a-t-il quelque chose qui va sortir du côté d’Herman Düne, ou de ton côté Etienne ?
ETIENNE : Je ne peux me contenir à un seul projet. J’ai besoin de faire des choses différentes, car j’aime toutes sortes de musiques. Je n’ai pas envie de me restreindre à un seul créneau musical porteur, en fait tous mes différents projets m’enrichissent plus qu’ils ne me dispersent. Ce n’est pas facile de s’organiser, c’est sûr : il a fallu par exemple attendre plus d’un an avant de sortir le nouveau disque de Zombie Zombie. J’ai un projet d’enregistrement avec Richard Pinhas, un autre avec le Cabaret Contemporain avec lequel on reprend des oeuvres de John Cage. Je tourne déjà avec ces 2 projets, mais je ne suis pas sûr que l’on trouve un label pour sortir ces disques.
NEMAN : Pour l’un et l’autre je crois que c’est important d’avoir des projets différents. Pour ma part même s’ils sont très différents, je me rends compte qu’ils se complètent, et que l’un influence l’autre et vice versa. C’est plus enrichissant que de travailler sur un seul et même projet. Après je me concentre surtout sur ces deux groupes qui m’occupent déjà bien assez ! Concernant Herman Düne, on a fait la musique d’un film français qui sort en salle fin janvier prochain, Mariage à Mendoza, le premier long métrage d’Edouard Deluc. C’est un road movie qui se passe en Argentine, un film assez chouette dont nous allons aussi sortir la musique sur le label GUM début 2013.
Quelles ont été vos influences pour cet album ? J’ai lu quelque part que vous étiez allé au Brésil je crois. Est-ce l’ambiance du pays qui vous a inspiré, le mode de vie des gens, la musique ?
ETIENNE : On avait envie de faire autre chose, c’est clair. La façon dont les gens là-bas vivent la musique nous a beaucoup marqué. Ca nous a donné l’idée par l’intermédiaire de Flop (ndlr : le percussioniste brésilien Francisco Lopez) d’y ajouter des percussions brésiliennes, de sortir un peu des rythmiques motorik que l’on avait pas mal expérimentées quoi.
NEMAN : Quand on est partis en tournée avec Zombie Zombie au Brésil et en Argentine, contrairement à Etienne qui avait déjà joué au Chili auparavant, c’était pour moi la première fois que je mettais les pieds en Amérique du Sud, et oui ça m’a beaucoup marqué de découvrir le “nouveau monde” de cette manière. Même si je connaissais déjà pas mal la musique brésilienne ou argentine, le fait d’y être et de voir les gens danser et réagir différemment à la musique, ça nous a vraiment donné envie d’apporter cette nouvelle couleur à notre disque. Et puis ça m’a rappelé des films comme Aguirre de Werner Herzog, dont les images étaient présentes pour moi au cours de l’enregistrement : l’Amazonie, la forêt vierge, la brume, la jungle, ce sont des éléments que l’on retrouve dans notre disque.
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Vous semblez, de manière générale, avoir une affection particulière pour les pionniers français de la musique électronique des années 1970s tels que Richard Pinhas ou Pierre Henry. Qu’est-ce qui vous a tant marqué dans leur approche de la musique ?
ETIENNE : Ils comptent et compterons toujours beaucoup pour nous. Ce sont des véritables pionniers de la musique moderne. Nous devons les célébrer ! C’est pour cela que l’on aime bien faire référence à eux. Après je ne pense pas que l’on arrive à leur cheville, mais leur approche de la musique nous a beaucoup influencés. Ils ont toujours fait ce qu’ils voulaient, comme ils le voulaient. Je ressens cette liberté dans leur musique, je trouve ça très inspirant.
NEMAN : C’est aussi une volonté de parler de cette culture française qui reste encore trop souvent méconnue. On a toujours tendance à se tourner vers la musique anglo-saxonne, ou allemande avec le krautrock, alors que chez nous aussi il s’est passé des choses formidables en musique avec des groupes comme Lard Free de Gilbert Artman, ou Alpes et Catherine Ribeiro dont personne ne parle, et c’est dommage.
Le rythme de la chanson « L’âge d’or » ressemble selon-moi beaucoup à celui de la chanson « Marquee Moon » de Television. Avez-vous été aussi influencé par ce côté là, beaucoup plus rock, des années 1970s ?
ETIENNE : Ah ? Je n’y ai jamais songé. J’adore ce morceau et l’album dont il est tiré, avec une montée très régulière de la mélodie, comme dans le solo de guitare de Tom Verlaine. De mon point de vue je pense que ça ressemble plus à la musique de Michael Rother. Dans les deux cas c’est du rock, et c’est le style avec lequel j’ai vraiment commencé à écouter de la musique.
NEMAN : Notre manière d’aborder la musique est effectivement très rock. On tient à jouer tous les instruments en live sur scène, ça me semble être l’essence même de la musique, alors que de nombreux groupes de musique électronique utilisent aujourd’hui malheureusement trop souvent des pistes pré-enregistrées. Marquee Moon est un morceau magnifique, j’adore !
Vous avez aussi repris « Rocket n°9 », un titre de Sun Ra, grand jazzman de la seconde moitié du XXè siècle, qui a réussi à allier musique électronique, psychédélique, be bop. Comme lui essayez vous de mélanger plusieurs genres ? Et d’ailleurs que pensez vous de la « philosophie cosmique » qu’il prêchait ?
ETIENNE : La musique de Sun Ra a beaucoup évolué tout au long de sa carrière. En fait il avait envie de ne jamais se répéter donc il a expérimenté beaucoup de choses, avec toujours énormément de talent. Sa façon de s’habiller était fabuleuse et sa fascination pour le cosmos et la mythologie grecque terriblement stimulante ! Il a fait pas mal de poésie aussi. Je n’ai pas encore réussi à trouver d’ouvrages traduits de ses poèmes. Neman en parlera mieux que moi.
NEMAN : Oui, je pense que Sun Ra a une place unique dans le jazz. Il est à la croisée de plusieurs genres, il a tenté des choses en introduisant dans son travail le synthétiseur et ces voix répétitives, quasiment incantatoires. Et c’est ce qui nous intéresse aussi, de piocher dans des domaines différents pour composer notre musique, ça a donné dans l’histoire les morceaux les plus intéressants comme Sharevari de Number of Names, ce groupe de Détroit qui en 1981 mélange Kraftwerk à des influences de black music. Ça nous a donné envie de faire notre « Sharevari » avec le « Rocket #9 » de Sun Ra en y ajoutant une 808, boite à rythme typique des premiers titres techno de Detroit.
J’aime beaucoup ce côté halluciné de sa philosophie cosmique et sa fascination pour l’espace, l’idée qu’il était un envoyé d’une autre planète pour éduquer les humains. Mais je n’ai pas l’impression qu’il se prenait vraiment au sérieux, c’était surtout un poète.
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Ce contraste entre des rythmiques très brutes, acoustiques, quasiment tribales, et la modernité vintage des synthétiseurs analogiques, est-ce cela ce qui caractérise le son de Zombie Zombie ?
ETIENNE : Les journalistes ont du mal à trouver un nom pour qualifier la musique que l’on fait. Tant mieux ! Je n’y arrive pas moi même.
NEMAN : Je pense que l’intérêt de notre disque est effectivement de mélanger les sons synthétiques et acoustiques dont Joakim (ndlr : producteur de l’album) a su faire ressortir les subtilités au mixage.
Etienne, d’où t’es venue cette passion pour les vieux synthétiseurs et comment l’expliques-tu ?
ETIENNE : Et bien, j’ai commencé au début des années 90 à collectionner ces instruments bradés dans les magasins d’occasion. Je trouvais leur son fantastique, et ils n’étaient pas chers ! Après c’est sûr, ils sont beaucoup moins sophistiqués que les instruments modernes numériques, mais j’y ai vu de vrais instruments avec plein de personnalité. Je suis saxophoniste au départ, et c’est un instrument assez physique. Je trouve qu’il existe une analogie avec les synthés analogiques, avec leurs gros boutons qui fabriquent des sons. Comme pour le saxophone, ce sont des instruments qui laissent place à intuition. Nul besoin de savoir jouer du clavier pour en sortir des sons intéressant.
D’ailleurs, que penses-tu de ce retour sur l’avant de la scène de groupes prônant l’utilisation de vieilles machines tels que Rebotini, Yan Wagner, Sommet, The Name ou encore Museum ?
ETIENNE : Que du bien ! Pourvu qu’ils ne mettent pas tous les sons de leurs synthés sur des ordis. Ce qui me plaît dans ces instruments au delà du son, c’est leur interactivité en live. C’est vrai que c’est difficle à maîtriser sur scène, mais le plaisir du musicien et du public est bien plus grand que lorsque la musique se cantonne à ouvrir et fermer des pistes sur un laptop.
Vous avez souligné dans une précédente interview votre amour pour le vinyle. Justement, comment voyez-vous l’avenir de l’industrie musicale et de la façon dont les gens écoutent de la musique ?
ETIENNE : Je pense qu’il va plus n’y avoir bientôt que les mélomanes amoureux des beaux objets, et donc collectionneurs de vinyles, et puis les autres, simples consommateurs de mp3 condamnés à un son sans relief, perdus dans l’organisation de leurs fichiers, ignorant tout d’un morceau qu’ils aiment, du nom jusqu’à la pochette. L’industrie du disque s’écroule, et avec elle tout ce qui s’y rattache : les labels, les magasins de disques, les studios d’enregistrement, la presse. Il ne va bientôt rester plus que les majors et leur musique de grande consommation, et des musiciens du dimanche obligés de vivre avec d’autres emplois. Alors soutenez la musique ! Les gens s’habituent à ce que l’art soit gratuit et ne prennent pas conscience des coûts et de ce que ça implique d’être musicien.
NEMAN : Ce qui est amusant dans tout ça, c’est que je pense que le vinyle va perdurer, alors que le CD est voué à disparaître très prochainement, personne n’y aurait cru il y a 15 ans, et ça c’est plutôt positif. Vue la chute des ventes de disques, c’est vraiment dur d’être un petit label aujourd’hui, il faut trouver d’autres manières de gagner de l’argent, développer de nouvelles idées avec la musique, ça peut être stimulant aussi, mais personne n’a encore trouvé la solution miracle.
Pourquoi avoir choisi le thème de la sapologie pour le clip de “Illuminations” ? Pouvez-vous expliquez ce que c’est, pour ceux qui ne connaissent pas ?
ETIENNE : Ça vient de la SAPE : La Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes, qui est une mode vestimentaire née après l’indépendance du Congo. C’est l’équivalent du Dandy anglais à la sauce africaine. C’est le réalisateur Antoine Ferrando qui nous a proposé cette idée et on a trouvé que ça collait bien avec notre musique. J’habite le 18ème et ce fut cool de tourner dans mon quartier avec ces sapologues ! Une vraie rencontre.
NEMAN : Oui en fait la sapologie est une forme de rituel vestimentaire moderne qui allait bien avec le thème de notre disque tout en étant décalé. On en avait marre aussi qu’on nous propose seulement des clips de zombies à la noix.
Votre album s’intitule Rituels d’un nouveau monde : vous vous considérez comme explorateurs d’un nouveau son ou vous aimez juste les assemblages de mots ésotériques ?
ETIENNE : (rires) Je pense que c’est un peu des deux ! Le but est surtout de susciter des images aux auditeurs.
NEMAN : Ca fait aussi référence à cette culture musicale française qui donnait des titres très imagés et poétiques à leurs disques comme Pierre Henry avec Messe pour le temps présent ou Heldon avec Un rêve sans conséquence spéciale.
Finalement, on pourrait dire que vous avez une façon assez postmoderne de créer un univers musical : vous convoquez différents éléments au fur et à mesure de vos chansons et disques, sans ligne directrice claire, mais par petites touches. Est-ce cela aussi Zombie Zombie ?
ETIENNE : Oui, c’est bien vu ! En fait on ne regarde ni vers le futur, ni vers le passé. On cherche seulement à faire une musique qui nous corresponde sur le moment. Ce n’est pas très réfléchi ou prémédité. On essaye d’évoluer et de s’amuser, voilà tout.
NEMAN : Je ne sais pas trop ce que ça veut dire « postmoderne ». Comme le dit Etienne, on fait les choses très naturellement, à l’instinct, sans trop savoir où la musique va nous mener. C’est cela qui est excitant, mais les musiciens de free jazz le font depuis bien longtemps !
Dernière question, c’est promis. En 2010 vous avez repris des thèmes de films de John Carpenter, et la musique de film semble être, d’une manière plus générale, une de vos influences majeures : réaliser une BO de film, c’est d’actualité ? Vous y pensez ?
ETIENNE : Oui, on en a très envie ! On attend des propositions qui sauront stimuler notre créativité. Même si les lives nous prennent beaucoup de temps, j’aimerais beaucoup faire une vraie BO. Si possible loin de l’univers des zombies.
NEMAN : C’est effectivement un exercice intéressant, qu’on s’apprête d’ailleurs à faire, même si on ne peut pas encore trop en parler. En revanche, je crois que pour nous l’essence de la musique reste de la jouer pour le public, et c’était l’idée en reprenant des morceaux de John Carpenter : montrer que c’est une musique qui peut se jouer sans les images, et même être dansante.
Interview réalisée par Paul Grunelius, avec Rémy Pousse-Vaillant.