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D’yeux est Tamour

Au début il n’y avait rien, on ne sentait rien. Puis elle s’est mise à voir et tout a commencé. Nous publions aujourd’hui pour notre rubrique Création originale l’histoire d’une Genèse réenchantée où tout part des sensations, où Dieu est Tamour et où les hommes ne comprennent rien, mais gardent des yeux,  pour voir … Merci à Nicolas Dattilesi, qui prépare l’adaptation de son texte en court-métrage d’animation.

[caption id="attachment_3089" align="aligncenter" width="560"]TAM19 Crédit : Mathias Varin[/caption]

Tout a commencé avec sa peur des ténèbres. En ces temps reculés, tout n’était qu’affaire d’obscurité. Elle avait beau ouvrir grands les yeux qu’elle avait à pléthore, Tamour ne parvenait qu’à entrevoir le néant de sa condition. Tamour déambulait, seule, dans un monde inexistant. À peine avait-elle conscience d’elle-même. “Voir” était encore un verbe très peu usité, mais il revêtait un sens tout différent de celui qu’on lui attribue aujourd’hui. “Voir” c’était prendre conscience, naître à la silencieuse présence du Rien. Seulement, Tamour se refusait à jouir de l’apparente vanité de ses yeux multiples. Elle pressentait, en outre, qu’à l’obscurité devait assurément s’opposer un contraire ; elle s’ingénia à lui donner forme.

Quand Tamour vit pour la première fois, elle fut abasourdie de constater combien c’était “le jour et la nuit”. Sa pensée se fit moindre pour laisser place au futile plaisir de la vue. Sa peur enfin disparue, une immense sphère bleutée en forme d’orange se présenta à ses yeux ébahis. Tamour était satisfaite du fruit de son labeur. Elle s’octroya un repos mérité. Très vite l’obsession du percevoir s’immisça en elle et constitua l’essentiel de ses préoccupations. Tamour estima que, séparé par un vide qu’elle nommerait « cieux » pour lui insuffler quelque vertu poétique, l’élément liquide aurait sans doute plus fière allure. Elle sépara les eaux d’en bas des eaux d’en haut en moins de temps qu’il ne lui fallut pour y songer. Et, comme pour l’opération de la veille et pour celles qui devaient suivre frénétiquement, Tamour rejoignit sa couche sitôt fait, comme si de rien n’était. Elle subit durant son sommeil la première averse de son existence. Tamour se réveilla les yeux humides. Ce qui ne manqua pas de l’agacer et de freiner ses instincts créatifs. Elle se dit qu’une solution au problème s’imposait. Sacrée Tamour ! D’un naturel plutôt binaire, elle décida de dissocier l’élément liquide du solide et d’attribuer à chacun une place définie afin que d’éventuels occupants aient, à l’avenir, tout loisir de s’installer sur une plage au mois d’août ou de pique-niquer, le dimanche, sur une bordure de rivière. Tamour prenait bien soin de ne rien laisser au hasard. Nullement gagnée par le sommeil pour si peu, elle prit la peine, avant de clore ses paupières, de composer un petit jardin potager, ainsi qu’un très mignon verger, en prévision de ses vieux jours.

Le lendemain, elle disposa en suspension autour de sa boule bleue des luminaires de diverses tailles. Elle les installa – osons l’avouer – de façon arbitraire. Tamour sauta néanmoins de joie en découvrant le schéma d’une casserole formé par certains d’entre eux. Cette dernière activité d’un ludisme incontestable l’avait rendue nerveuse et impatiente. La tête pleine d’images féeriques, elle eut grand peine à s’endormir. Avec la même ardeur que la veille, mais pour des raisons aujourd’hui encore obscures, Tamour se dit en se réveillant que quelques créatures visqueuses et gluantes seraient du meilleur effet au sein de l’étendue aqueuse. Elle pensa, en outre, à parsemer le ciel, ça et là, de petits personnages couverts de plumes afin de le rendre moins suspect qu’il n’en avait l’air. Elle mettait un point d’honneur à utiliser tout l’espace encore vierge.

Quand elle en eut terminé, Tamour posa son postérieur sur une motte de foin et passa la nuit à rêvasser dans cette position. Tout porte à croire que Tamour dormit insuffisamment cette nuit-là. Elle commença la journée suivante d’humeur maussade. Dans un premier temps, elle recouvrit l’objet de sa perception de créatures velues. Puis, elle en nomma une, poilue également – quoique plus sporadiquement – pour régenter et dominer toutes les autres, et surtout suffisamment astucieuse pour déceler la nécessité encore absconse de la casserole. Elle l’a fit à son image, lui insuffla le stupide nom d’”homme”. De l’ineptie du pouvoir, l’humanité allait enfin voir le jour.

Enfin – et, ce, afin qu’elle ne lui ressemble qu’à moitié – Tamour scinda la créature en deux parties distinctes (l’une femelle ; l’autre mâle) sur les épaules desquelles Tamour croyait naïvement pouvoir se reposer.

Tamour n’entreprit, dès lors, plus aucune modification. L’enfance de l’humanité fut longue et tumultueuse jusqu’au jour où Tamour envoya un fils prodige, bien qu’illégitime, propager l’amour au sein des hommes. Ce fils eut à subir les plus vils affronts. Il se postait effrontément devant eux et leur proférait des “Regardez, Maman vous aime !” à tout bout de champ. Les hommes n’y comprenaient rien : cherchant du regard à leur entour, ils n’entrevoyaient qu’une vaste étendue déserte et disaient du Fils qu’il était fou. Ils avaient toujours vécu dans un monde du visible où dominer représentait une vertu ; ils apprenaient qu’ils étaient aimés d’un être invisible à l’autorité bienveillante duquel ils devaient se soustraire.

Bien qu’incompris des hommes, le Fils resta digne de son rôle. Il était venu pour montrer l’exemple et c’est pour l’exemple qu’on l’accrocha sur une croix. A partir de ce jour, il devint un symbole pour les hommes. Chacun porte sa croix. Une croix sur la poitrine. Une croix sur le pain avant de le trancher. Une croix, au-dessus du buffet, sur le mur du salon. Une croix-de-bois-croix-de-fer-si-je-mens-je-vais-en-enfer. Une croix, enfin, qui ne pèse pas bien lourd mais qui permet aux hommes de garder bonne conscience.

Parce qu’il leur apparaît plus commode d’imiter la frénésie de Tamour que l’humilité de son fils, les hommes se cherchent inlassablement, se baignent dans l’excès et se perdent en regards spasmodiques et méfiants. On leur a donné des yeux pour voir. Des yeux, pour voir. Ils oublient qu’ils ont aussi des paupières pour les clore. Des paupières pour éclore…

Nicolas Dattilesi