Partie 2 : Quête de performance économique par augmentation génétique et impossible liberté de subjectivation individuelle
Dans la première partie de cet article, nous en étions restés à l’analyse de la « fracture » de la société de Bienvenue à Gattaca, entre une élite génétique d’une part et des sous-hommes naturels de l’autre, et il commençait à s’en dégager de manière moins implicite qu’au début, une logique économique.
 Cet aspect marchand, s’il n’est pas en effet ce qui frappe le plus au premier abord, est en réalité omniprésent. On comprend au fur et à mesure du film, avec l’entremetteur qui offre à Vincent les services de Jérôme, ou encore lors de l’enquête des deux policiers (l’un des deux n’étant autre qu’Anton, le frère de Vincent), qu’il existe un important marché parallèle (et donc clandestin) de falsification des identités génétiques. Comme il a été possible de payer pour maximiser a priori les performances de son futur enfant, il est possible, pour les proscrits, de payer pour transgresser la norme génétique en en modifiant les preuves prélevables. Ce que montre Bienvenue à Gattaca c’est donc un aboutissement (possible) d’une alliance absolue entre deux visions du monde : entre une logique scientiste (et non pas scientifique) transhumaniste et une rationalité économique ultralibérale (ou néolibérale) cherchant toutes deux à accroître indéfiniment leur emprise sur tous les aspects du monde vécu.
En effet, si la modernité économique s’est construite (tant du point de vue du capitalisme libéral que du socialisme marxiste) autour de l’idée d’un travailleur libre, c’est-à -dire d’une séparation stricte entre sphère de production (où l’on vend sa force de travail pour produire des biens échangeables) et de reproduction (qui a trait aux usages privés, à la religion, ou encore au don et aux échanges non marchands), certaines pensées des années 1970, dont le néolibéralisme, ont remplacé cette vision par d’autres. En ce qui concerne le néolibéralisme, c’est celle du capital humain, qui abolit la frontière entre production et reproduction et, au nom de la liberté, consacre chaque individu comme un capital (ici un capital génétique) qui a, dans toute sphère, à se produire et à faire valoir, non plus sa force de travail, mais lui-même. (1) L’alliance de cette logique avec la volonté scientiste de s’arracher de la dépendance à la nature en devenant nos propres auteurs conduit à ce que nous donne à voir Bienvenue à Gattaca : une société où l’augmentation du génome pour produire un posthumain supérieur se fait dans un but de performance dont la logique n’est autre que celle de la rationalité économique sans limite. Désormais libérés du hasard non-maîtrisable de la fécondation, l’autoproduction individuelle (qui est en réalité production par les parents – si tant est qu’on leur laisse ce choix, car il pourrait être celui d’un pouvoir extérieur à la famille) obéit donc à ces deux critères fondamentaux : augmentation génétique en vue de performance économique.
Le concert auquel assistent Vincent (alors prétendument Jérôme) et Irène est joué par un pianiste possédant six doigts à chaque main, et interprétant un morceau dont la réalisation et la technique de jeu supposent cette modification génétique : il aura donc été produit dans le but unique de devenir un grand pianiste capable de jouer ce morceau. C’est pourquoi, à propos de l’ectogenèse, André Gorz (dans  L’immatériel), écrit : « Il s’agit de rien de moins que d’industrialiser la (re)production des humains de la même façon que la biotechnologie industrialise la (re)production des espèces animales et végétales pour finir par substituer des espèces artificielles, créées par ingénierie génétique, aux espèces naturelles. L’abolition de la nature a pour moteur non le projet démiurgique de la science mais le projet du capital de substituer aux richesses premières, que la nature offre gratuitement et qui sont accessibles à tous, des richesses artificielles et marchandes : transformer le monde en marchandises dont le capital monopolise la production, se posant ainsi en maître de l’humanité. Nous avons déjà un marché du sperme, un marché de l’ovule, un marché de la maternité (la location d’utérus de mères porteuses), un marché des gènes, des cellules souches, des embryons, et un marché (clandestin) des organes. La prolongation de la tendance mènera à la mise sur le marché d’enfants de tous âges, génétiquement « améliorés » (prétendument), puis d’êtres humains ou « posthumains » clonés ou entièrement artificiels, et de niches écologiques artificielles, sur cette planète ou sur une autre. » (2)
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Il y a là d’ailleurs, par l’association néolibérale avec une certaine vision de la science, un paradoxe essentiel dans la revendication libertaire de la « production de soi ». Le contrôle génétique, autant prénatal que continu et spontanée durant la vie des individus, témoigne d’une dépendance absolue au calcul, c’est-à -dire à une logique utilitariste de maximisation des intérêts – logique qui, au passage, ne nous est d’ailleurs pas étrangère. Pour Gorz, le capital et la science, alliés, « se verrouillent par les techniques désubjectivantes du calcul contre la possibilité de retour réflexif sur soi ». (3) En effet, la logique du calcul englobe tous les aspects de la vie – le calcul permet l’estimation de la performance – tant et si bien qu’il vient perturber les possibilités même d’auto–subjectivation vécue. Lorsque Vincent naît, on calcule son pourcentage de risque de mort pour un nombre donné de maladies et on détermine ainsi par agrégation qu’il ne devrait pas vivre au-delà de 30 ans environ. De fait, cette intrusion de la logique du calcul et de la prévision ne se limite pas aux gènes, mais va jusqu’à déterminer, dès la naissance, le moment de la mort.
Cette impasse eugéniste dans le processus de subjectivation des individus est parfaitement illustrée par le personnage de Jérôme, conçu pour une grande destinée mais toujours deuxième dans ses compétitions sportives et paralysé par un accident. Il est incapable de surmonter l’impossibilité d’accomplir ce pour quoi il a été génétiquement programmé et passe le plus clair de son temps à boire et à contempler ses anciennes médailles de natation. Ainsi au début de sa relation avec Vincent, et lui montrant l’une de ses médailles, il dit : « C’est de l’argent. Jérôme Morrow n’était pas fait pour monter sur la deuxième marche du podium. Avec tout ce que j’avais pour moi. Je n’ai toujours eu que la deuxième place. » Seul l’enthousiasme de Vincent lui permet d’échapper à cette sombre routine en vivant à travers lui la gloire, pourtant annoncée, qui lui a échappé. Acte ultime de son impossibilité de se construire en dehors du schéma prévu, il se suicide, médailles autour du coup, en ayant préalablement confié à Vincent, en partance pour l’espace, une symbolique mèche de ses cheveux.
Mais revenons, une fois de plus, à André Gorz, qui explique admirablement cette impasse : « Le piège ne laisse pas d’issue. Les hasards non maîtrisables de la biologie nous protégeaient contre l’arbitraire des hommes. Nous sommes les fruits du hasard, non d’une volonté étrangère. La loterie de l’hérédité maîtrisée, nous serions biologiquement prédéterminés par des tiers. Que cette prédétermination soit bienveillante ou tyrannique, le résultat est le même : les remodeleurs du génome s’insinuent au plus profond de la compréhension de soi. Nul ne peut prétendre qu’il s’appartient, qu’il est le résultat de son travail de production de soi. Le sens qu’avait chacun de son unicité, de son autonomie et de sa responsabilité sera sapé. Le principal obstacle à la programmation et à la différenciation des individus en fonction des intérêts de l’ordre social et de la classe ou de la caste dominante, serait aboli. De nouvelles formes d’esclavage et de nouveaux systèmes de castes pourraient être institués, fondés, et légitimés par la croyance en l’efficacité du remodelage génétique, même si cette efficacité n’existe pas. » (4)
Car en effet, comme nous l’évoquions dans la première partie de cet article, l’efficacité du remodelage génétique en vue de performance ou de contrôle de prédispositions comportementales n’est rien d’autre qu’une croyance. Mais une croyance tenace. Les deux policiers qui mènent l’enquête sur la mystérieuse mort d’un des dirigeants de l’académie qui s’opposait à un projet spatial (projet auquel Vincent prend part), sont dans un premier temps persuadés de la culpabilité de l’individu « non valide » qui s’est introduit dans l’enceinte (Vincent), car dans leur logique inconsciente, la prédisposition à la violence est éradiquée génétiquement chez les enfants conçus par ectogenèse. Le coupable s’avèrera être le supérieur de Vincent, déterminé à mener à bien son projet spatial.
Pour conclure, il semble alors que Bienvenue à Gattaca ne se contente pas de nous donner à voir un futur plus ou moins proche et menaçant – et peut-être d’ailleurs plus proche et menaçant que nous voudrions bien le croire. Non. Ce film porte malgré tout une foi en l’humanité. Ainsi, touchant au but et s’apprêtant à embarquer dans sa fusée, Vincent, faisant face à un dernier contrôle d’identité génétique, est démasqué par la machinerie du centre. Mais le médecin qui s’occupe de le tester régulièrement depuis son entrée à l’académie fait mine de ne rien voir, dévoilant alors connaître son secret depuis le début ; lui expliquant, en guise d’encouragement, que son fils, enfant naturel, ne rêve lui aussi que d’une chose : aller dans l’espace.
Mais c’est surtout l’histoire de Vincent, par son parcours et sa réussite, qui, malgré une lecture qui en fait l’aveu d’un désir humain moderne d’échapper à la « prison terrestre », balaye définitivement la croyance qui veut que l’inné de nos gènes porte la marque de notre destin. Le duel fraternel où le gagnant est celui qui nagera le plus loin, est à cet égard doublement symbolique. Vincent, perdant durant l’enfance où subsistait encore la croyance de la supériorité de son frère, devient vainqueur par deux fois : adolescent résigné, sans vraiment comprendre comment et s’affranchit alors de son infériorité, puis adulte accompli, lorsque à l’issue de son adolescence et d’un rapport réflexif à soi libre et choisi (et non génétiquement programmé), il s’est forgé une volonté inébranlable. Et la poésie de la métaphore est ici double puisque, comme il l’avoue lors de l’ultime duel, ce qui permet à Vincent de vaincre son frère est précisément qu’il s’affranchit de la rationalité utilitariste du calcul : il ne garde pas de forces pour le chemin du retour. Doublement délivré du terrible poids de l’hérédité et de la rationalité instrumentale, il est capable de vaincre Anton, et par là -même de lui sauver la vie à deux reprises.
Marc-Antoine Sabaté
                                  Â
Références :
(1): voir Michel Feher, « S’apprécier ou les aspirations du capital humain », Raisons Politiques, n°28, 2007, Néolibéralisme et responsabilité
(2): André Gorz, L’immatériel, Paris, Galilée, 2003, p. 119
(3): Ibid., p. 120
(4): Ibid., pp. 144-145