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« La Notte », au-delà du triptyque de l’incommunicabilité, un regard novateur sur la ville

La bande annonce du chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni s’articule autour d’une voix off descriptive, procédé utilisé à de nombreuses reprises et qui, en soi, n’a rien d’extraordinaire (la bande-annonce du Mépris étant un exemple poussé à l’extrême car Michel Piccoli et Brigitte Bardot y scandent les thématiques clefs du film « La femme, l’homme, l’Italie, le cinéma, l’Alfa Romeo … »).

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L’intérêt de ce document réside dans les premières phrases, qui ne sont pas présentes dans La Notte et constituent une forme d’addendum éclairant : « Ceci est Milan, mais l’histoire que nous voulons vous narrer pourrait avoir lieu dans n’importe quelle autre grande ville, de n’importe quel autre pays, de n’importe quel autre continent ». Et cette indication invite à une relecture du film de 1961 : elle désigne l’acteur/environnement principal, la Ville.

Il n’est pas ici question de nier l’importance fondamentale et fondatrice de l’humain et du sentiment, thème central dans l’œuvre antonionienne. Comme dans L’avventura et L’eclisse, les deux autres films composant le triptyque de l’incommunicabilité des sentiments, l’humain est fragile. C’est l’impossibilité de ressusciter l’amour entre Giovanni Pontano, écrivain à succès, et sa femme Lidia, qui est démontrée par le splendide couple Marcello Mastroianni/ Jeanne Moreau. Du matin, où l’action débute par la souffrance et la maladie de l’ami proche, à l’aube du jour suivant, tout le film exprime l’amour qui implacablement se meurt. Antonioni met en image le mal-être existentiel que Robert Musil ou Hermann Broch avaient écrit.

Mais il me semble qu’au-delà du spleen et de l’incommunicabilité, Michelangelo Antonioni dénonce. Le regard qu’il porte sur la ville, symbole d’une modernité bouleversée à l’aube des années 60, et d’une « société de nouveaux riches industriels superficielle » , est accablé. A la différence du Rocco e i suoi fratelli de l’autre grand néo-réaliste Visconti, dès la scène d’ouverture Milan est omniprésente, industrielle et bruyante. Et même lorsque l’action se déplace vers un environnement non-citadin, Antonioni rappelle au spectateur que la ville n’est jamais loin : la villa du milliardaire Gherardini est certes isolée, mais ses façades sont décorées de fresques représentant une città.

Ce qui distingue La Notte de tous les autres films urbains dans lesquels on note la même omniprésence, c’est que la ville n’est pas passive, ne se limite pas à être un environnement. Elle semble s’emparer de Lidia, et la diriger dans son errance ; Antonioni reprend la figure du flâneur qui désormais est une triste marionnette dirigée par des forces qu’elle ne peut comprendre.

L’écrasement de l’humain par la ville est également visuel : à partir de la trentième minute se succèdent des plans où l’image est dominée par les édifices industriels et Jeanne Moreau apparaît minuscule, un détail relégué à la périphérie, écrasée par l’immensité urbaine.

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L’humain est aliéné par cette ville qui n’est que bruit : il faut attendre que le couple se déplace dans un environnement incivilisé pour que la musique, provenant d’un tourne-disque mais qui progressivement devient extra-diégétique, apparaisse. Et alors qu’une alternative ou une échappatoire semble être proposé, Giovanni Pontano murmure « tutto cambiera molto presto ». Le changement est imminent, inéluctable, et la lutte est vaine.

Néanmoins on peut s’interroger sur la nature de cette dénonciation (que l’on retrouve également dans Miracolo a Milano de De Sica ou Il posto de Olmi). S’agit-il d’une posture artistique, un regard critique de l’avant-gardiste sur son époque semblable à la position défendue par Apollinaire dans Les Peintres Cubistes ?

Il serait réducteur de penser que la critique antonienne trouve sa source uniquement dans l’isolement et la fuite en avant artistique. La Notte témoigne d’une réelle préoccupation du réalisateur vis-à-vis des bouleversements que la modernité induit. « L’écriture est un travail que l’on ne peut aucunement mécaniser », réponse de Giovanni au milliardaire, symbolise cette crainte d’une incompatibilité entre création, art, et la société occidentale révolutionnée.

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On ne peut négliger le fait que l’unique moment de sincérité et communication du couple Pontano, lors de la scène finale, ait lieu dans un environnement naturel, silencieux, presque sauvage.
Alors s’éveille l’animalité de la passion véritable qu’Antonioni suggère et situe dans un contexte qui n’a rien de fortuit ; et la nuit s’achève.

Arthur Godard