Adonaï dit, et le monde fût. « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ».Et la nuit était d’un bleu d’encre presque noir, contrastée d’une lumière pâle ; et le jour était rose tendre d’abord, puis bleu aussi mais tendre toujours, et abandonnant parfois sa tendresse pour l’acier du gris ou l’absolu du blanc ; il se paraît de la pourpre décadente au crépuscule. Voilà pour le ciel. La terre sèche tendait vers lui mille bras verts de jalousie, ou étalait une indifférence aride, dorée et rouge, ou laiteuse et bleuie quand elle se voulait glaciale. Les eaux étaient tantôt le reflet des cieux, tantôt celui de la terre, sombre cristal, palette chromatique toujours mouvante. Et puis les bêtes et les bestioles qui sont au ciel, sur la terre et dans les eaux, paradaient, bariolées comme un carnaval.
Pour l’Homme, Adonaï mit la main à la pâte : avec l’humus à son image il façonna l’Homme. Il colla sa bouche à nos narines terreuses pour souffler son esprit dans notre corps de boue ; nous confia et la création et les bêtes qui y étaient. Et il nous confia à nous même.
Kriss plonge ses bras dans la bouse, jusqu’aux coudes d’abord, puis tout entiers. La pétrit à pleines mains. Il ne suffoque pas, ne retiens pas sa respiration malgré l’odeur putride, car il a la force de l’habitude. Aussi continue-t-il à pétrir avec force jusqu’à ce que la matière molle, semi-liquide, devienne plus compacte et plus dure. Au bout d’une dizaine de minutes, il obtient un quasi coprolithe, solide et lisse comme un coquillage, et qui baigne dans le liquide bilieux qui en a été extrait. Quand une dizaine de briques sont prêtes, il les emmène au grand hangar où elles sont entreposées et jalousement gardées. Du hangar situé sur une hauteur, il reprend son souffle et regarde la ville : Kopropolis.
Il y a une plaine boueuse et puante à l’infini, et les vents pourris qui la balayent, ainsi que les pluies acides. Et caché dans un repli, une aisselle suante et honteuse, il y a Kopropolis, un entassement de maisons basses, sédimentées et ternes, qui se signalent par de noires cheminées fumantes. C’est la dernière ville des Hommes qui sont les derniers êtres vivants ; et c’est une ville qui sent la merde. En effet, la matière fécale y est vitale, car elle est tout ce qui reste de la biomasse, en plus d’un millier d’humanoïdes bouseux. On en extrait les molécules d’H2O, et les nutriments nécessaires à notre survie. On en produit l’électricité par méthanisation et la chaleur par combustion. La fange est notre plus précieux trésor. Mais attention ! Elle a un prix ! La nature épuisée, rendue à son état le plus misérable, ne peut supporter qu’un petit nombre d’humains. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » ! C’est devenu la devise de la Ville : un surnombre d’une unité, et le fragile équilibre est rompu… la chute arrêtée de justesse reprend… alors il faut être dur ! Travailler sans cesse pour assurer notre survie. Pour chaque être qui naît, un autre doit mourir qui rejoindra le grand cloaque. Les milices traquent les inutiles : parfois c’est un faible, parfois un paresseux ou un vieux… parfois même c’est le nouveau né qui repart directement aux ténèbres dont il arrive justement… mais on a le plus souvent besoin de sang nouveau, une vie de merde étant une vie courte. Aussi, tout le monde travaille, tout le monde se doit de produire, d’être le plus utile possible pour ne pas devenir le prochain cafard, parce qu’on tient à cette vie rapide et dure. Pas de loisir. Point de fêtes car les nuits doivent être réparatrices. Une compétition sans fin.
Kriss continue à regarder le morne paysage qui s’étend devant lui. Il le peuple de ses rêves, qui y dessinent une fresque animée et bariolée. Kriss a appris le pouvoir des rêves qui rendent plus belle sa vie monotone… ce furent d’abord ses nuits qui faisaient naître des fantômes éclatants, des monstres majestueux, et de longs vols au dessus des plaines qui prenaient une couleur qu’il n’avait jamais vue, fragile, comme la substance lumineuse du kaki des coprolithes. Le lendemain il se réveillait tremblant sous l’impression des visions qu’il avait suscitées. Plus réelles que la scène sur laquelle chaque jour il s’agitait comme un pantin. Il voulait revivre ces moments d’absence où il était curieusement plus présent à lui même. Il s’y était exercé, avait réveillé en lui le pouvoir de l’imagination, endormi par l’effort constant des corps qui anéanti l’exercice de l’esprit. Maintenant, il a le pouvoir de convoquer les multiples mondes éloignés dont il est le dieu. Et il ne s’en prive pas…
Les autres ouvriers regardent Kriss, inquiets… cela fait trop longtemps qu’il se tient immobile, les yeux perdus et l’esprit absent : cela fait trop longtemps que Kriss est improductif. Ils ont appris à aimer l’adolescent bizarre, qui les égaye de ses remarques inattendues, qui ne sourit pas mais qui est doux, et qui sait animer les dures journées de son chant tantôt rauque, tantôt flûté. « Secoue-toi ! » lui lancent-ils. Ses absences sont de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes… Il n’entend pas, et reste même insensible aux bourrades de ses camarades… il risque d’être désigné comme prochain parasite à écraser. Maintenant, les ouvriers se détournent de Kriss avec au ventre la peur instinctive de la mort.
« Eh toi là ! » La voix brutale, bien différente de celle, brisée, des pétrisseurs de bouse, fait éclater la vision de Kriss comme une bulle de verre : sonné encore, il se retourne. Ils sont quatre, quatre fusils à étrons qui traînent quatre hommes haillonneux au visage glacé. C’est la milice. Kriss doit fuir.
Il court pesamment. Ses jambes ont de la difficulté à se mouvoir dans la boue à l’odeur épaisse. Il en est heureusement de même pour ses poursuivants. Il tombe une première fois, réussit à garder sa tête hors du cloaque, Joue des pieds et des mains, se remet debout. Recommence à courir-nager dans une gadoue de plus en plus liquide mais aussi plus abondante. Il en a jusqu’à mi-torse maintenant. Une volée d’étrons en fusion gicle sur son dos, brûlant les vêtements et la peau jaunâtre, faisant fugitivement fleurir un rouge vif presque joyeux, avant que la plaie ne soit de nouveau recouverte de la boue qui l’éclabousse de toute part. Une douleur aussi fulgurante que le rouge fût fugitif lui fait perdre l’équilibre et tomber à nouveau, tout entier cette fois ci. Il ré émerge en crachant et en vomissant copieusement, de la merde sortant de sa bouche en jets puissants s’affaiblissant peu à peu, puis dégoulinant de ses lèvres, de ses narines, de ses oreilles. De ses yeux aussi, car les larmes qui lui viennent sont épaisses et purulentes. Le corps secoué de sanglots et de tremblements, il se laisse envahir par le dégoût. Un dégoût puissant que toujours il a senti en lui mais n’a jamais exploré car il s’y sait inclus. Il sue le dégoût par tous ses orifices, par tous les pores de sa peau. L’acceptation et la reconnaissance de ce haut-le cÅ“ur qui le tient depuis sa naissance lui fait perdre de son acidité ; il disparaît progressivement. Vient maintenant une étrange paix, fragile et à vif, comme déchiquetée encore, et une grande indulgence pour le monde qu’il va quitter, dont il a été un membre, dont il voit la misère et la noire chiasse dans laquelle il nage. Maintenant qu’il en est exclu, il en a pitié, et de la pitié germe un nouveau sentiment inconnu et beau, qui est puissant et doux et gratuit ; qu’il ne comprend pas mais qui parait naturel… Il a pardonné à ses bourreaux, à la civilisation qui l’a déféquée, avant de sentir le froid de l’acier sur sa nuque.
Un aboiement bref, l’éclosion instantanée d’une rose écarlate et aussitôt évanouie. On jette le corps dans le gouffre charnier et dans l’oubli.
Trois jours plus tard, on amena au trou le cadavre d’un nouvel inutile. Les hommes chargés de la corvée lâchèrent le corps, faillirent glisser dans la boue à leur tour : trouant l’air terne de sa fraîcheur, une tige longue et tendre pointait hors du gouffre, éclatait de verdeur.
Henry Denys
Photographie:Â Jeff Wall