Je poursuis ma lecture dans le TGV qui me ramène de Niort vers Paris. Le train roule au pas. Un coup de nez en l’air me révèle la campagne poitevine qui défile paresseusement, quelques vaches et des prés assoupis. Le quinquagénaire face à moi feuillette Le Canard Enchaîné d’un air revêche, une voisine met la plus grande application à lire le dernier Guillaume Musso. Je replonge sans regret dans Jours de pouvoir. Immédiatement, autre atmosphère : dans un salon de l’Elysée, Nicolas Sarkozy et les cadres de l’UMP s’entretiennent du futur départ en campagne et de l’attitude à observer face à un Front National de plus en plus menaçant. Quelques pages plus tôt, c’était sa visite à un éleveur, au milieu des bêtes, dont le ministre de l’Agriculture faisait le récit.
Son but, Bruno Le Maire le dévoile dès l’avant-propos : « La vérité du pouvoir ne se trouve ni dans sa conquête, ni dans son bilan : la vérité du pouvoir se trouve dans son exercice […] Ces notes font office de lentille pour faire le point et redonner une précision au monde politique ». C’est précisément ce dernier, dans sa complexité, sa dureté mais aussi sa noblesse, que l’ancien ministre entend révéler au lecteur. Avec son récit – sa part de vérité – pour lumière, quand l’accélération du temps, les rumeurs ou les manipulations des hommes contribuent à rendre la politique chaque jour plus obscure au public.
Saint-Simon en Sarkozie
C’est la forme du journal qu’a choisie Bruno Le Maire pour livrer son témoignage de ses deux dernières années au gouvernement. Un choix qui semble adapté aux hommes publics, dès lors qu’ils prennent la plume : les passionnés connaissent le Journal du comte Ciano ou celui de Maurice Paléologue au Quai d’Orsay (dans un style plus trivial, on retiendra aussi celui de Louis XVI, entré dans l’Histoire pour un « Rien. »). Mais Le Maire ajoute à ses notes un rythme et un style qui les font sortir de la catégorie du simple journal politique pour en faire une véritable chronique, un avatar moderne des Mémoires du Duc de Saint-Simon – la méchanceté des portraits en moins.
Car Jours de pouvoir, tableau quotidien de la Cour contemporaine, tire aussi sa richesse de la succession de portraits qu’il offre au lecteur. Portraits des hommes qui ont marqué la politique française et européenne des dernières années, à commencer par le premier d’entre eux : Nicolas Sarkozy, dont la figure émerge tout au long des quatre cents pages. Sans complaisance, mais loin des caricatures, il le dépeint tel qu’il lui apparaît en privé : dur et charmeur à la fois, soucieux de se placer dans la continuité historique de ses prédécesseurs. Un chef de bande s’imprégnant peu à peu du sens de l’Etat et de l’esprit européen.
Vérité du pouvoir
Autour de ces personnages, les notes de Bruno Le Maire reconstituent au jour le jour le ballet du pouvoir politique, sur les marchés, dans les palais de la République ou les enceintes internationales. Avec le sens de l’anecdote autant que la conscience de l’Histoire en marche, l’ancien ministre nous fait pénétrer au cœur des négociations multilatérales, des apartés présidentiels et des tournées en province.
En filigrane, se dessine une conviction forte : celle que l’exercice de l’Etat, bien que fortement remis en question par le siècle naissant, reste une promesse et une passion. Que si le politique voit son pouvoir réduit comme peau de chagrin au profit des multinationales et de la société civile, il lui revient plus que jamais d’user de son influence et de coordonner les énergies au service de l’intérêt général. Que si, enfin, la France ne peut plus imposer sa volonté à l’Europe et au monde, il lui appartient toujours de porter un rêve universel et d’y rallier les peuples – à l’image du G20 agricole de 2011, première bataille remportée de haute lutte contre la volatilité des prix alimentaires.
Mais Le Maire n’élude pas, pour autant, les vicissitudes et les peines du pouvoir, tel la frustration du ministre face aux promesses trahies du remaniement. Ce même ministre qui passera ses jours et ses nuits entre deux aéroports, portant la voix de la France, au point d’en perdre parfois la notion du temps et de l’espace. Sans parler de l’usure de la politique. C’est une autre leçon du livre : le pouvoir prend énormément, il dévore ceux qui l’exercent… et ceux qui ne l’exercent plus. On reste ainsi marqué par le récit tragique et poignant que l’auteur fait de sa visite à Jacques Chirac, dans ses bureaux de la rue de Lille. Tableau émouvant que celui de l’ancien président au soir de sa vie, prisonnier d’une mémoire défaillante, naufragé de la vieillesse.
Vérité de l’homme
Au-delà de sa principale matière, Jours de pouvoir est aussi un exercice d’introspection de l’auteur, qui y jette une part importante de lui-même. Le récit en dit ainsi long sur lui, homme de culture amoureux des lettres autant que de la France. On y retrouve ses doutes et ses questionnements sur l’engagement politique – qui n’allait pas de soi au regard de ses origines et de sa carrière première –, sur le prix à payer pour servir et commander. Mais cette réflexion prend aussi parfois des accents plus intimes, lorsqu’il aborde, avec pudeur, les questions existentielles. Les seules qui vaillent, au-delà des passions politiques.
Jours de pouvoir est donc tout autre chose que le énième livre commis par un politique. Son contenu, précis et bien informé, en fait un témoignage historique de premier plan sur les dernières années de la présidence Sarkozy et la campagne de 2012. Le style indéniable de l’auteur et l’intime part de vérité qu’il ajoute à sa chronique lui donnent par ailleurs une véritable dimension littéraire, qui emporte le lecteur et lui laisse une certitude : si son avenir politique reste suspendu aux combats fratricides de la droite, Bruno Le Maire s’inscrit d’ores et déjà dans la tradition bien française des hommes d’Etat écrivains de talent.
Simon Laplace