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“Le Procès” de Kafka, le parti d’en rire

Lire aussi, sur “Le Procès”, l’article de François Comba.

Le Procès, deuxième tentative. Je me souviens que la première s’était soldée par un honteux sentiment d’échec. Je ne distinguais rien à travers le brouillard engourdissant du récit. La scène de la cathédrale constituait l’apogée de cette pitoyable audace. Comme K., je m’y perdais dans les contre-allées, et voyais partout l’obscurité là où la lumière était censée jaillir. Kafka avait réussi son coup.

[caption id="attachment_4184" align="aligncenter" width="560"]1165654 Franz Kafka (1883-1924) en 1906 – Wikimédia Commons/Domaine Public[/caption]

Une coïncidence m’y ramena récemment. J’étais sur le point de terminer la lecture de l’Art du Roman de Kundera, qui consacre l’un des chapitres au « kafkaïen », quand on me proposa de participer à la discussion d’un club de lecture sur Le Procès. La discussion n’apporta rien en tant que telle, sinon de confirmer le caractère déroutant, voire dégoûtant, du roman, pour la plupart des lecteurs. Drôle de contraste entre la rumeur joyeuse d’un pub de Londres, et la perplexité dans lequel chacun se trouvait toujours après deux heures d’échanges poussifs. La prochaine fois, on se rabattra sur Fifty shades of Grey.

Pourtant, j’ai vu la lumière ! J’ai « discerné dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille » (Gallimard, collection Folio classique, 2005, p. 265), et avant que ces illuminations ne s’estompent, il me faut impérativement les retranscrire sur papier. Il va sans dire que ces quelques lignes ne visent en rien l’exhaustivité, qui paraît d’ailleurs impossible tant il y a tant de clés dans le récit. Dans la hâte de partager mes révélations, j’ai mis un soin particulier à m’épargner la lecture d’études critiques qui sont, je n’en doute pas, abondantes.

Commençons par écarter les fausses pistes, à balayer la poussière des clichés. On entend souvent dire que Kafka, dans Le Procès et Le Château, dénonce une bureaucratie ayant perdu toute humanité, décidant arbitrairement du sort des individus. K. n’est-il pas accusé sans motif, balloté par un système judiciaire absurde et conduit, malgré lui, à reconnaître sa culpabilité ? Certains vont même jusqu’à rapprocher Kafka d’Orwell, en faisant ainsi un héros anti-totalitaire avant l’heure. Pour une œuvre rédigée en 1915, c’est un peu fort. Certes l’Empire austro-hongrois sur le déclin avait ses codes et une administration qu’on imagine tatillonne. Cependant, comme l’affirme Stefan Zweig dans Le Monde d’hier, « on vivait bien, on menait une vie facile et insouciante dans cette vieille ville de Vienne », et l’on peut supposer qu’il en allait de même à Prague. K. ne s’indigne-t-il d’ailleurs pas, lorsqu’on vient l’arrêter, qu’il vit dans « un Etat constitutionnel » où la paix règne et les lois sont respectées (p.27) ? Il ne dit rien de plus, le récit faisant abstraction de tout contexte historique et géographique et se concentrant sur les tourments de K.

D’où une seconde lecture,  diamétralement opposée, et qui ne s’en trouve pas plus convaincante. Le procès serait totalement imaginaire, l’œuvre d’affabulation d’un homme névrosé voyant des motifs de culpabilité partout, ne parvenant plus à vivre autrement que dans l’autojustification permanente. Plutôt que d’être la victime d’un Léviathan, c’est l’individu qui monte son procès de toute pièce. Cette interprétation est séduisante tant l’invraisemblance parcourt le récit. Deux hommes, qui ne font pas la preuve de leur autorité, viennent signifier à K. qu’il est arrêté. Ce dernier est prompt à rentrer dans sa peau d’inculpé : « s’il s’agissait d’une comédie, il allait la jouer lui aussi. » (p.27). Il est convoqué un dimanche à une heure qui n’est pas précisée, dans un lieu éloigné et étrange dont rien ne laisse penser qu’il s’agit d’un tribunal. Il y retourne de son plein gré, sans même y être convoqué.

Oui mais voilà, à moins de considérer que tout cela ne constitue qu’un mauvais cauchemar, il y a les faits. K. reçoit bien une convocation au tribunal, où il est attendu. On parle de son procès à la banque, dans sa famille. Peu importe qu’il ne s’agisse « pas d’un procès devant la justice ordinaire » (p.129),  et que le motif n’en soit pas dévoilé ; l’industriel, l’oncle, le peintre se portent au secours de K. et le conseillent. Surtout, rien ne dit que K. n’a pas commis de faute. L’incipit est moins univoque qu’il n’y paraît : « On avait sans doute calomnié Joseph K., car sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » Est-ce ici Franz Kafka qui parle, ou bien un Joseph K. commençant à se justifier ?

Reste donc à tirer le meilleur parti de la confusion du récit. Que K. ait fauté ou non, cela ne semble pas très important, en revanche sa culpabilité paraît irrémédiable. Comme Gregor Samsa qui, dans La Métamorphose, se réveille un matin dans le corps d’un insecte, son arrestation sonne pour K. comme le début d’une nouvelle réalité. Le procès est le détonateur d’une introspection qui le conduit à douter de lui-même, et le condamne à l’angoisse perpétuelle. Il n’y a plus de retour en arrière possible, d’ailleurs : «K. commençait déjà à trouver fatiguant qu’on lui reparlât de son innocence à tout instant » (p.193).

Une grande partie du roman se lit comme la description tragi-comique d’une société entièrement organisée autour de l’opposition entre bourreaux sadiques et victimes masochistes, dont les positions semblent toutefois interchangeables. Tous sont complices, nul n’est innocent. Le juge d’instruction est infantile et moralement corrompu ; les avocats, d’inefficaces collaborateurs du système ; Franz et Willem, les deux subalternes qui sont venus arrêter K., sont fouettés par un énigmatique bourreau après que K. s’est plaint au juge d’instruction, comme si se défendre revenait à accuser d’autres. L’oncle pousse K. à l’aveu, ne trouvant pas surprenante la situation dans laquelle il se trouve. Enfin, les femmes s’offrent à K. de manière éhontée comme pour mieux le détourner de sa volonté de réhabilitation. De toutes ces rencontres, la culpabilité de K. ne sort que renforcée.

Tout ceci n’est-il qu’une gigantesque farce ? Le fait est que si l’on accepte l’indétermination de la culpabilité de K., la lecture du Procès prend un tour franchement comique. Les personnages, K. y compris, sont ridicules dans leur bassesse et leur tentative de justification. Et, oui, c’est bien de nous dont il s’agit. On trouve toutefois, vers la fin du roman, des passages qui sous-entendent que Kafka a quelque chose à nous dire, non sur une rédemption qui semble hors de portée, mais plutôt sur la capacité de vivre avec le sentiment de culpabilité. Ces pages ne sont pas totalement absurdes et nourrissent de modestes spéculations philosophiques. Revenons sur deux scènes en particulier : la conversation avec le peintre Titorelli, et le sermon dans la cathédrale.

[caption id="attachment_4185" align="aligncenter" width="560"]Extrait de l'adaptation cinématographique du "Procès"  par Orson Welles (1962). Extrait de l’adaptation cinématographique du “Procès” par Orson Welles (1962).[/caption]

Titorelli, familier du monde judiciaire, explique à K. que trois attitudes sont possibles face à son procès. S’il est certain d’être innocent, il peut viser l’« acquittement réel » sans pour autant attendre de la justice qu’elle le prononce. Autrement dit, vous êtes innocent en théorie, mais n’espérez pas obtenir un certificat vous disculpant. Cela ne s’est jamais vu.

L’alternative consiste à rechercher, soit  « l’acquittement apparent », soit « l’atermoiement limité ». Le premier « réclame un effort violent et momentané », le second « un petit effort chronique » (p.198).  Dans un cas, on vous délivre une attestation d’innocence qui conduit les juges de première instance à vous acquitter. Mais la partie n’est que remise, un tribunal supérieur vous fait de nouveau arrêter, et le procès peut reprendre à tout moment ; d’ailleurs, seul le tribunal suprême peut prononcer l’acquittement, et personne ne peut « toucher le tribunal suprême » (p.199). Ne reste plus que l’atermoiement limité, qui consiste à maintenir « indéfiniment le procès dans sa première phase » (p. 202). Pour cela vous devez veiller sur votre procès comme sur votre ouvrage, lui consacrer du temps, entretenir un contact étroit avec vos juges. « Il faut en un mot que le procès ne cesse de tourner dans le petit cercle auquel on a artificiellement limité son action » (p.203).

A ce stade-là, le lecteur a le choix : soit il prend le parti du comique, et on atteint alors des sommets d’humour noir. Avouez que le « petit effort chronique » requis par « l’atermoiement limité » vous arrache un sourire, sinon davantage. Soit il prend Kafka au sérieux, et se dit qu’il y a comme la tentative d’une vérité ontologique. Le fait est qu’une théorie socio-économique m’est rapidement venue à l’esprit à la lecture de ces trois possibilités, celle d’Albert Hirschman, mort le 10 décembre 2012 à l’âge de 97 ans. Dans Exit, Voice and Loyalty (publié en français en 1995 sous le titre Défection et prise de parole), Hirschman nous dit, grosso modo, qu’un individu a le choix entre trois attitudes lorsqu’il n’est pas satisfait de sa relation à une organisation (entreprise, nation, etc.) :

1)     Il peut choisir la défection (exit), qui consiste à sortir du groupe et à « aller voir ailleurs ».

2)     Il peut choisir au contraire de protester (voice), de faire entendre sa voix, afin de pousser le groupe à changer. C’est plus risqué, mais ça paie de temps en temps.

3)     Il décide sinon de rester loyal au groupe (loyalty), de « se coucher ».

Vous voyez où je veux en venir ? K. peut être tenté de choisir la défection en se persuadant qu’il est innocent, en visant « l’acquittement réel ». Mais cela s’apparente à un déni de réalité, à une défection. S’il décide de sa battre contre la justice, il prend la parole, au risque de s’épuiser en vain. Troisième possibilité : admettre sa culpabilité, accepter la légitimité de la justice, et obtenir autant d’accommodements que possible tout en faisant retarder la sentence. Tout cela vous paraît tiré par les cheveux ? Oui, bon… On se procure les petits plaisirs intellectuels que l’on peut.

K. semble finalement se résigner à sa culpabilité et abandonne toute lutte contre son procès. Ce choix de la défection le conduit à la mort. La scène de la cathédrale, dernière étape avant liquidation, éloigne sensiblement le roman de la tonalité comique qui l’a jusqu’ici traversé. La parabole de la porte de la Loi, récitée par le prêtre, enfonce un peu plus K. dans le désespoir. Il y est dit que l’homme ne cesse de désirer, sa vie durant, d’accéder à la Loi, qu’on peut interpréter comme le sens de la vie, une raison de vivre. Or l’accès lui en est empêché par une sentinelle jusqu’à sa mort. Toute tentative de forcer le passage est un échec, et l’homme est condamné à vivre dans le brouillard, avec pour seule consolation de savoir que, derrière la porte, la Loi existe bel et bien. Il voit d’ailleurs « l’éclat qui brille à travers la porte de la Loi » (p.270) avant de mourir.

Pitoyable, voilà le mot qui me vient à l’esprit en concluant cette analyse. Il a sans doute fallu à Kafka une immense dose de lucidité, une hyper-sensibilité aux petitesses de la condition humaine, pour accoucher d’une telle noirceur. Néanmoins, une fois le diagnostic établi d’une rédemption impossible, d’une culpabilité consubstantielle à la vie, les portes de l’humour sont grand ouvertes. Que pouvons-nous faire de mieux, sinon rire de nos faiblesses et nous méfier de nos élans de vertu ? J’ai choisi mon parti : Kafka est un auteur comique !

Renaud Thillaye