Cela fait 50 ans que Sébastien Japrisot – anagramme de Jean-Baptiste Rossi – est né, au détour de Piège pour Cendrillon (1963) et au hasard d’un mot, créé comme un personnage de fiction et comme une nouvelle intrigue à mener pour Rossi dont la plume policière se fait alors difficilement connaître en France. Et il y a maintenant 10 ans que Jean-Baptiste Rossi est mort, et que s’en est allé Japrisot avec lui. L’encre a beaucoup coulé sur Japrisot et son double Rossi, sur Japrisot et les femmes, sur Japrisot et le cinéma. Et puis bien naturellement, l’on a cessé d’écrire sur Rossi/Japrisot dont l’œuvre littéraire – applaudie par le public et reconnue par la critique – s’est achevée avec Un long dimanche de fiançailles, note finale d’une sonate aux intonations tour à tour légères et sombres, tragiques et sensuelles, drôles et effrayantes.
Dans ses nouvelles, dans ses romans, dans ses scénarios et dans ses films, Japrisot met en scène ses fétiches sans cesser de se renouveler. Il grandit au fil des livres, conservant son humour, mais rendant ses héroïnes toujours plus intenses, plus fortes et ravagées, animées de passion. Car la passion obsède Japrisot plus encore qu’elle n’obsédait Rossi, et les déchirements marquent ses livres qui ne prétendent pourtant qu’à être des « polars ». Si Japrisot invente des personnages féminins si complexes et attachants, c’est parce qu’il aime les femmes mais surtout parce qu’il les comprend. C’est aussi parce qu’il considère qu’elles sont plus passionnées que les hommes : « Je les vois et je les aime comme ça. Elles sont plus généreuses, donc plus emportées, plus têtues. » Et ses héroïnes avancent au fur et à mesure des livres, toutes marquées par un passé douloureux, mais toutes prêtes à se défendre – souvent l’arme en main et le doigt sur la gâchette.
A 19 ans Jean-Baptiste Rossi écrit son premier livre – Les mal partis. Qui sont-ils, ces personnages « mal partis » dans la vie ? Rossi parle de lui-même, sans doute, esquissant le changement d’identité à venir. Ce roman paru en 1950 relate l’histoire d’amour sulfureuse entre un jeune élève turbulent chez les jésuites, et une sÅ“ur de 26 ans. La première femme créée par Rossi/Japrisot, SÅ“ur Clotilde, est sa première « entêtée », qui ne sait plus comment nommer cette relation passionnée qui l’anime plus que ne l’a jamais fait son amour pour Dieu. Dès lors, Rossi inaugure l’un des thèmes les plus récurrents chez Japrisot, l’histoire des passions, et surtout celles qui sont condamnées. Sa deuxième Å“uvre, qui parait sous forme de nouvelle, Visages de l’amour et de la haine, met à nouveau en scène deux personnages tentant tous les deux d’échapper à leur réalité au cours d’une danse macabre: étouffé par une mère possessive, Paul Folley se rebelle à 29 ans et décide pour s’affranchir d’épouser la première fille rencontrée – qui se trouve être loin de l’idéal de la jeune mariée. Et pourtant, tous les déchirements de l’amour fou marquent à nouveau le texte de Rossi. La presse écrivit ainsi en 1950: «Tant de sûreté dans la violence, tant de maîtrise dans la peinture des passions, n’ont pas fini d’étonner.»
En 1961, lorsqu’il rencontre le producteur Pierre Braunberger – figure de la Nouvelle Vague – Rossi se lance dans le cinéma. Il voulait adapter Les mal-partis : le film ne se fit pas mais Braunberger souhaitait malgré tout donner lui donner une chance. Rossi réalise alors deux courts-métrages, La Machine à parler d’amour et L’idée fixe. Là encore, Rossi fait du Japrisot: l’actrice de La machine à parler d’amour tient une mitraillette-jouet. Rossi explique « tout à coup, ça m’est apparu de manière très nette: il faut qu’une héroïne ait un fusil ». Au temps pour La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, paru 5 ans plus tard, sous la plume de Japrisot.
Car Rossi devient Japrisot comme on enfile un costume de scène, quand il commence à perdre confiance en ses talents d’écrivain. Changer de nom en cours de carrière, ce n’est pas vraiment commun. Fort de sa faculté à inventer des personnages, Rossi s’en crée un pour lui-même. Lorsque sa vie vient à battre de l’aile et que son éditeur lui demande d’espacer les visites, il trouve la solution dans une anagramme, dans une fiction, dans une nouvelle intrigue qui comprend les contours de sa vie. Et Japrisot écrit Piège pour Cendrillon comme acte de naissance en 1963. Commence alors sa vraie passion des femmes, sa mise en scène d’héroïnes toujours plus endiablées. Dans Piège pour Cendrillon, c’est Michèle Isola qui est victime d’une machination qu’elle déjoue au prix d’un voyage douloureux dans un passé inconnu – puisque Michèle est amnésique depuis un terrible accident. La première héroïne de Japrisot inaugure aussi la saga des jeunes femme obsédées par leur passé, confrontées à la mort, victimes et vengeresses à la fois. Des très belles femmes, aussi, car rappelons-le (ce fut fait tout au long de la vie de Rossi/Japrisot et c’est aujourd’hui l’une des caractéristiques qui lui reste attachée): Japrisot aime les femmes. Passionnément.
Piège pour Cendrillon, c’est aussi le lancement de Japrisot comme maître du « polar ». Les romans policiers de Japrisot sont efficaces, l’enquête est toujours délicieusement compliquée. Japrisot remporte immédiatement le succès que Rossi n’avait pas eu en France (son roman Les mal-partis avait pourtant remporté un succès triomphal aux Etats-Unis). Il obtient le grand prix de la littérature policière, et deux ans plus tard, en 1965, Jean Anouilh l’adapte pour un film tourné par André Cayatte avec Dany Carrel et Madeleine Robinson.
La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil est le second roman de Rossi en tant que Japrisot. Avec humour et finesse, le roman met à nouveau en scène une jeune femme myope que l’on cherche à manipuler. Mais la femme chez Japrisot déjoue les machinations presque à son insu. L’héroïne, tout comme Michèle dans Piège pour Cendrillon, en vient à douter de ses propres certitudes, de son identité et de ses souvenirs. Mais elle est tenace, et le lecteur continue à croire en son innocence même si un excitant doute persiste. Japrisot dit s’être « appliqué » pour écrire ce thriller. Et le résultat est fantastique. Les livres de Japrisot ne sont pas seulement des romans policiers aux intrigues bien ficelés, ils possèdent une intensité et un magnétisme qui vont bien au delà des enquêtes. Cela tient aux personnages, séduisantes et attachantes, mais surtout à une certaine poésie dans le dénouement qui en plus d’être d’une logique implacable, est expliqué avec minutie et douceur, tandis que l’entrelacement des faits est des plus incroyables. Non, personne n’écrit des polars si intenses, sexuels et poétiques à la fois; si doux, fins et machiavéliques en seulement 200 pages.
La dame dans l’auto reçut le Prix d’Honneur en 1966, et fut considéré en Grande-Bretagne comme le « Best crime novel ». Anatole Litvak l’adapta en 1969 – tandis que Hitchcock, Dassin et Vadim se déclaraient également intéressés par le roman.
Japrisot retourna ensuite au scénario, notamment avec Adieu l’ami en 1968 – polar, mais surtout histoire d’une amitié atypique entre deux ex légionnaires, un français et un américain. Le scénario suivant ressemble plus à Japrisot-auteur. Dans Le passager de la nuit (1970), Japrisot écrit un rôle féminin digne de ses héroïnes de roman: Mellie, belle jeune femme, se retrouve prise dans un engrenage où elle doit lutter pour prouver son innocence tandis qu’elle essaie également de se débarrasser d’un traumatisme. Le film fut tourné en 1969 par René Clément, avec Marlène Jobert dans le rôle de Mellie. En 1972, René Clément adapte un autre scénario de Japrisot: il s’agit de La course du lièvre à travers les champs. Puis en 1977, Japrisot revient au format roman, et écrit L’été meurtrier.
L’été meurtrier, c’est Japrisot au sommet de son art. On ne décrit pas le livre comme un « polar », car bien que l’intrigue ait des accents de thriller, le livre dépasse les codes du genre. Dans un village écrasé par la chaleur, une jeune femme splendide, aux airs fantasques et aux poses provocantes fait tourner les têtes. L’histoire de la famille Montecciari et des trois jeunes frères s’imbrique dans l’histoire d’Eliane – qu’on appelle seulement « Elle » tout au long du roman.
C’est ce portrait qui retient l’attention. Son comportement fait d’elle une énigme pour le village mais aussi pour le lecteur. Elle apparaît d’abord comme provocante, perverse, insolente et exubérante dans la petite ville qui forme un huis clos. Mais la complexité du personnage va bien au-delà de ces apparences, et si l’on comprend en avançant dans cette atmosphère moite, qu’Elle porte un lourd secret, c’est seulement le dénouement qui révèle le paradoxe qu’Elle représente. On glisse tout au long de l’été meurtrier, d’un ton léger à un ton tragique, tandis que Japrisot nous emmène plus loin que jamais dans les déchirements de la passion et le poids des fantômes du passé. Le roman reçut le prix des Deux-Magots en 1978 et fut adapté au cinéma par Jean Becker en 1983: le film (avec Isabelle Adjani dans le rôle d’Eliane) remporta un immense succès, et récolta quatre Césars.
Dans La passion des femmes, paru en 1986, Japrisot apparaît dans toute sa maturité tandis qu’il aborde ses thèmes fétiches dans une démarche semi-autobiographique. La passion des femmes, c’est une intrigue presque policière dans laquelle on essaie de remonter le temps au fil des récits de femmes différentes qui revendiquent toutes l’action de la tentative de meurtre sur la personne d’un jeune homme. Une à une, les jeunes femmes – qui vont d’une angélique jeune femme naïve à une prostituée, d’une japonaise à une américaine – racontent leur histoire avec cet homme dans les profondeurs de l’amour fou. Le roman est sexuel, électrique. Encore une fois, Japrisot réussit à brouiller les pistes identitaires et les certitudes du lecteur, en donnant à chacune des histoires une crédibilité toute chaude d’humanité. La passion des femmes, c’est une ode à la féminité, une apologie du fantasme. Le livre se déroule entre 20h15 et 21h10. Un autre titre aurait pu être: 55 minutes d’amour et de haines.
Viendra ensuite, en 1991, Un long dimanche de fiançailles. Plus polar du tout, le livre qui raconte une histoire d’amour tragique et une recherche éperdue, fait parti des plus connus de l’auteur. Parce qu’il parle de la première guerre mondiale avec une simplicité toute Japrisienne et qu’il donne à son héroïne plus de force, de rage et d’intensité que toutes les précédentes, Japrisot écrit son Å“uvre la plus sage. Mathilde est la dernière héroïne de Japrisot, et elle s’éloigne des canons de beauté qui la précèdent. Elle est en fauteuil roulant, mais sa beauté c’est la force et l’amour qui l’animent dans la recherche de son amour de même pas 20 ans, déclaré mort au front – et surtout dans sa quête de la vérité. Mathilde est drôle, et Mathilde est une reine. Mathilde, c’est cette phrase : «Il restait ce fil, rafistolé avec n’importe quoi aux endroits où il craquait, qui serpentait au long de tous les boyaux, de tous les hivers, en haut, en bas de la tranchée, à travers toutes les lignes, jusqu’à l’obscur abri d’un obscur capitaine pour y porter des ordres criminels. Mathilde l’a saisi. Elle le tient encore. Il la guide dans le labyrinthe d’où Manech n’est pas revenu. Quand il est rompu, elle le renoue. Jamais elle ne se décourage. Plus le temps passe, plus sa confiance s’affermit, et son attention. Et puis, Mathilde est d’heureuse nature. Elle se dit que si son fil ne la ramène pas à son amant, tant pis, c’est pas grave, elle pourra toujours se pendre avec.»
Et rien n’aura mieux résumé l’amour de Japrisot pour ses héroïnes que cette phrase, dans ce dernier roman, sa phrase pour Mathilde, mais aussi pour l’ensemble de ses héroïnes : «Elle avait pleuré beaucoup, parce le désespoir est femme, mais pas plus qu’il n’en fallait parce que l’obstination l’est aussi».
Coline Aymard