« The past is never dead, it’s not even past », (Requiem pour une nonne, Random House, 1951, p.92).
A la suite des six prix Nobel attribués par François Comba à William Faulkner, il convient de souligner que celui-ci est non seulement génie ; il est fossoyeur.
[caption id="attachment_4532" align="aligncenter" width="560"] © Ralph Thompson, Special Collections, University of Virginia Library[/caption]Le Sud dans lequel grandit Faulkner n’est pas une entité physique ; c’est une fiction nourrie de fantasmes et de craintes, maintenue dans l’illusion de la pureté raciale et morale de la période « ante-bellum ». En inversant les codes de cette mythologie, il témoigne de la dégénérescence de la société sudiste. Son œuvre s’inscrit en antithèse à Autant en emporte le vent et autres bibles de la « cause perdue » (« lost cause » : théorie et paradigme niant l’enjeu de l’esclavage dans le déclenchement de la guerre de sécession).
Faulkner ne se contente pas de dénoncer le révisionnisme historique qui sévit dans son Mississipi natal, mais lève le voile sur un cadavre en putréfaction. Lynchages, incestes et viols sont autant d’éléments à charge. Il emploie les mythes fondateurs de la nostalgie sudiste pour mieux les souiller. Ces valeurs sont consciencieusement reconstruites dans une matrice grotesque et pathétique. Celle-ci est le terrain de jeu de Faulkner, un avatar qui lui permet de régler ses comptes avec le Sud et avec lui-même.
Yoknapatawpha county est l’abstraction géographique sur laquelle s’imprime l’œuvre ; un territoire de fiction dans lequel évoluent les familles qui ressurgissent au gré des romans : Compson, Sartoris, Snopes, Beauchamps… Le contexte historique varie mais le temps semble figé dans un fantasme malsain de noblesse et chasteté. Yoknapatawpha county est à Faulkner ce que les rues de Paris sont à Hugo : un monde unique à explorer, à peupler, à disséquer. Un lien filial l’y unit.
[caption id="attachment_4528" align="aligncenter" width="400"] Un plan de Yoknapatawpha county réalisé par Faulkner en 1945. Y sont indiqués les lieux de déroulement de ses principaux romans.[/caption]« Deep South » : Tragédie grotesque
La mythologie sudiste repose sur un corpus d’éléments qui transcendent la culture populaire américaine. La galanterie, la chevalerie, la supériorité morale et militaire sur les yankees est exacerbée à travers des œuvres comme Autant en emporte le vent ou Naissance d’une nation (film de GW Griffith, 1915). Le recours à l’architecture grecque classique et l’aspiration à un idéal de perfection témoignent de la supercherie morale imposée afin de justifier l’esclavage. Le caractère agraire, policé et propre sur soi est l’essence du Sud mythifiée. Gerald, le père de Scarlett O’hara, déclame ainsi : « La terre est la seule chose au monde qui vaille la peine de travailler, de lutter, de mourir… car c’est la seule chose qui dure » (Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent, Gallimard, 1936, Partie III, chap. XXV, p.497).
Chez Faulkner, les protagonistes sont pervers, aliénés et frustrés. La fratrie Compson cristallise la dégénérescence : « Benji » le trisomique, Candace la dépravée, Jason le pervers et Quentin le névrosé. Ils évoluent dans un environnement contrôlé et ciselé, au travers duquel on perçoit le sort grotesque de l’aristocratie sudiste.
La destinée est au cœur de l’œuvre. Comme le note Malraux dans la préface à Sanctuaire : « C’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » (Gallimard, 1933, ed.1972, p.11). On perçoit l’obsession de l’auteur pour la tragédie classique à travers le titre de ses ouvrages, qui donnent une subtile indication de leur sombre contenu : Absalon, Absalon ! ; Descends, Moïse ; Tandis que j’agonise… Les protagonistes sont les jouets du destin, condamnés à subir la déchéance de génération en génération.
L’humiliation de la défaite et l’idéalisation du Sud ante-bellum éclairent la bipolarité des âmes de Yoknapatawpha county : Quentin Compson ne supporte pas l’amoralité du monde contemporain et la déliquescence de son illustre lignée. Il est atteint par la promiscuité sexuelle de sa sœur, et notamment la perte de sa virginité. La déchéance sexuelle devient celle de la société sudiste. Son camarade de chambre à Harvard lui demande « Pourquoi hais-tu le Sud ? ». Quentin, hagard et terrifié, est incapable de former une réplique intelligible. Il assène « Je ne le hais pas. Je ne le hais pas ! Non, non, non, je ne le hais pas ! » (Absalon, Absalon!, Vintage International, 1936, ed. 1990, p.303). Aliéné, il se suicide dans Le bruit et la fureur.
 Les noirs, spectres du sud profond
Le protagoniste de la tragédie faulknérienne n’est pourtant pas l’aristocrate sudiste. La population noire est le spectre silencieux qui hante Yoknapatawpha county, le rappel constant du péché originel de l’esclavage. Leur survie dans cet univers dévoyé est l’ultime humiliation infligée aux blancs. Ils sont les spectateurs impassibles de la déchéance du vieux Sud. Cette résilience fascine Faulkner et guide son œuvre. Dans Appendix: Compson, 1699-1945, il rédige de courtes notices biographiques sur la galerie de personnages qu’il a créés. Celle des domestiques de la famille Compson se résume à une brève interjection : « Ils endurèrent» (ed. Modern Library, 1945, p.348).
Dans L’intrus, le noir Lucas Beauchamp doit être lynché pour le meurtre d’un blanc. Lucas est l’archétype même de l’afro-américain chez Faulkner : taciturne et indolent, son silence constitue un contre-point à la foule de « white trash » (population blanche miséreuse et « dégénérée », typique du Sud profond) avides de sang. La fonction littéraire des noirs est d’illustrer la vileté morale de la société sudiste, qui les enchaine mais les craint. L’auteur pointe l’ironie : Benji le trisomique est maintenu en vie par la bienveillante Delsey, alors même que ses proches le dissimulent et le font castrer. Les sudistes dépendent de leurs anciens esclaves, tant pour des raisons économiques qu’affectives. C’est là la plus grande ambiguïté : l’esclavagiste, instrument de souffrance du noir, est organiquement lié à celui-ci. Cette relation est à double-sens : Qui est l’esclave de qui ?
Le caractère sexuel du lien qui unit les deux communautés constitue un des leitmotivs de l’œuvre. La hantise du métissage est la matrice de réflexion du sudiste. Thomas Sutpen, le protagoniste d’Absalon, Absalon!, poursuit cette obsession. Arriviste cruel, il consacre sa vie à se bâtir une fortune et un nom. Son existence est finalement brisée par son fils illégitime, conçu avec une femme de la race assujettie. Si la ségrégation est maintenue par les blancs, c’est pour se voiler leur propre médiocrité : l’incapacité d’évoluer inhérente au Sud est au cœur de la problématique faulknérienne.
Faulkner, gueule cassée de la littérature
Les protagonistes sont à l’image de leur créateur : névrosés et frustrés, alcooliques et mythomanes. Être sudiste constitue une tare indélébile aux yeux de Faulkner, qui dévoile ainsi sa propre fragilité. Son œuvre lui permet d’expier cette faute. Il déconstruit une mythologie dont il est partie prenante, se vouant ainsi à un exil interne destructeur.
Son discours de réception du prix Nobel nous éclaire à cet égard : « Seuls les affres du cœur humain en conflit avec lui-même peuvent constituer une œuvre de qualité ; rien d’autre ne peut justifier l’angoisse et le labeur d’une telle entreprise »[1].
Faulkner, sudiste fossoyeur du sud, ne peut accomplir son dessein sans cette ultime contradiction.
Jérémy Lagelée
Un Commentaire
Merci de ce coup de chapeau qui m’honore d’autant plus que votre article est excellent !