A quelques dossiers, réunions ou dissertations de vos vacances d’été, vous rêvez déjà de la reine Mer. Vous envisagez avec régal son calme huileux ou sa fougue splendide, son bleu saphir ou son vert émeraude. Mais le grand bleu qui vous fait de l’œil est-il toujours amical ? Etes-vous certains de ce que vous apercevez dans son reflet ? Ou de ce qui vous y aperçoit ?
De tout temps, la mer a séduit et terrifié, promis et déçu, élevé et détruit. Chaque jour, des millions d’hommes cohabitent avec elle dans l’amitié ou la crainte, le délice ou la haine. Et, chaque jour, l’homme chante sa relation à la mer. Il la fredonne en lançant ses filets ou vautré sur un transat. Il la met à l’honneur à la radio, en studio, sur scène. Il la courtise dans ses prières. Et il lui donne vie en traçant sur le papier avec sa plume les courbes sinueuses de la poésie.
Alors, que voient les poètes dans l’azur de la mer ?
Voici un bref tour d’horizon français.
[caption id="attachment_4569" align="aligncenter" width="560"] © Wikimedia, creative commons.[/caption]De la part du terrien, d’abord, de celui qui n’a pas pris la mer et la craint, les mots sont acerbes et violents. La poésie de Victor Hugo, à qui l’eau (de la Seine, cependant) arrachera sa fille tant aimée Léopoldine, s’emporte contre « la mer affreuse » (Les Contemplations, 1856) qui annihile, qui détruit :
« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis !
(…)
Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire,
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli.Â
(…) »
Oceano Nox
Victor Hugo
1836
Pour d’autres, qui ont vu et goûté la mer, ces craintes sont absurdes et pèsent bien peu face à la liberté qu’elle promet. Tristan Corbière répond directement à Victor Hugo que tous les risques valent d’être pris pour connaître l’exaltation que sera la vie – et peut-être la mort – marine :
« Eh bien, tous ces marins – matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis…
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines
Sont morts – absolument comme ils étaient partis.
Allons ! C’est leur métier ; ils sont morts dans leurs bottes !
(…)
L’âme d’un matelot
Au lieu de suinter dans vos pommes de terre,
Respire à chaque flot.
–      Voyez à l’horizon se soulever la houle ;
On dirait le ventre amoureux
D’une fille de joie en rut, à moitié soûle…
Ils sont là  ! – La houle a du creux. –
(…)
Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugles ;
(…)
Qu’ils roulent infinis sur les espaces vierges !…
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges….
–      Laissez-les donc rouler, terriens parvenus ! »
La Fin
Tristan Corbière
1873
Car la mer libère des conventions et des lâchetés qui enchaînent les hommes sur terre – fussent même les conventions poétiques, comme le proclame Henry-Jacques :
« (…)
Par ce que nous savons, par ce que nous aimons,
Par le vent et le sel qui brûlent nos poumons,
Par les hivers du Cap tatouant nos mains bleues
Les torrides soleils où flambent nos cheveux,
(…)
Nous chanterons d’instinct, tout âme, toute chair,
N’importe la musique et n’importe le vers :
LA MER ! »
Chants de la Mer
Henry-Jacques
1921
On retrouve la mer qui infuse nos rêves d’évasion, la mer du voyage, de l’exotisme, celle de toutes les aventures.
Paul Morand, l’écrivain-diplomate, l’emprunte pour se lancer romantiquement à l’aventure de l’Amérique :
« Qu’elle est douce la route d’Amérique,
même défoncée,
avec ses cavités de 18 mètres,
et ses édredons percés par où sort la plume des vagues.
Pentes sans fertilité aucune, collines aqueuses, déboisées de mâts,
où toute route internationale, pour le moment, est effacée.
Notre sillage fait derrière nous une rue étrange.
(…) »
Dépression sur l’Atlantique
Paul Morand
1973
Baudelaire aussi, dans sa promenade sur le port scintillant, admire avec un soupçon d’envie peut-être « tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir » (Le Port, 1869).
Stéphane Mallarmé, éternel insatisfait, est habité du même désir de fuite et d’intensité, et voit en la mer l’issue à son ennui mortel, son mal du siècle, son désespoir amoureux :
« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là -bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
(…)
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
(…) »
Brise marine
Stéphane Mallarmé
1865
La mer est la porte qui mènera vers une nouvelle vie, plus forte, plus pure. Elle se débarrasse des vanités terriennes et mène à la vérité de l’existence. René Char l’aperçoit :
« Je vois enfin la mer dans sa triple harmonie, la mer qui tranche de son croissant la dynastie des douleurs absurdes, la grande volière sauvage (…). Ainsi, il y a un jour de pur dans l’année, un jour qui creuse sa galerie merveilleuse dans l’écume de la mer, un jour qui monte aux yeux pour couronner midi. (…) »
Le requin et la mouette
René Char
1962
Il y a dans cette vérité brute quelque chose qui transcende l’homme en sa condition de terrien vulnérable et aveugle. La puissance de la mer est sur-humaine. Les grandes civilisations qui la côtoyaient l’avaient élevée à l’état de divinité : Poséidon, Neptune, Téthys, Varuna, Sobek, Njord, … La liste est longue. En vérité, les poètes ont prêté à cette entité païenne tous les attributs du divin.
La mer se montre ainsi tour à tour vengeresse fantastique chez Prévert…
« (…) Alors dans la baleinière le père tout seul s’en est allé
Sur la mer démontée…
Voilà le père sur la mer,
Voilà le fils à la maison
(…)
Voilà la baleine en colère,
Le père apparaît hors d’haleine,
Tenant la baleine sur son dos.
Il jette l’animal sur la table, une belle baleine aux yeux bleus,
Une bête comme on en voit peu,
Et dit d’une voix lamentable :
Dépêchez vous de la dépecer,
(…)
Puis il jette le couteau par terre,
Mais la baleine s’en empare, et se précipitant sur le père
Elle le transperce de père en part. »
La pêche à la baleine
Jacques Prévert
1972
…prophète omniscient chez Paul Eluard…
« I
Je me suis pris à caresser
La mer qui hume les orages.
II
Ma bouche au ras des flots buveuse de paroles
Prenant l’or au soleil sur un chemin d’or chaud
(…)
L’océan qui me mène a le destin du ciel
Et la vague initiale amenuise un nuage. »
Marines
Paul Eluard
1947
… et idéal céleste de vertu et de beauté chez Paul Verlaine.
« La mer est plus belle que les cathédrales
(…)
Ella a tous les dons
Terribles et doux.
J’entends ses pardons
Gronder ses courroux…
(…)
Elle a des airs bleus,
Roses, gris et verts…
Plus belle que tous,
Meilleure que nous ! »
Sagesse  (extrait XV)
Paul Verlaine
1889
Face à cette majesté, l’homme n’est rien. Il est petit, insignifiant, tout juste bon à abandonner sa suffisance pour admirer, soumis, l’altesse de la mer. Prévert s’en amuse :
« L’amiral Larima
Larima quoi
la rime à rien
l’amiral Larima
l’amiral Rien. »
L’amiral
Jacques Prévert
1972
De fait, en cette étendue marine qui le fascine, l’homme voit l’homme élevé. Qu’est le divin sinon l’expression personnifiée des passions et des aspirations humaines ?
Le poète se mire dans la mer, et y trouve le miroir de ses ardeurs. Charles Baudelaire, à nouveau, s’émerveille de cette symétrie :
« Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Â
Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plaine indomptable et sauvage.
(…) »
L’homme et la mer
Charles Baudelaire
1857
Mais de miroir, elle n’est pas seulement celui du narcissique. La mer est aussi le compagnon dramatique de la passion sombre, déchirante, sublimée. Dans la poésie de Philippe Jacottet, elle se joint au chagrin d’amour, peignant de son eau la peinture du regret qui coule en l’homme :
« La mer est de nouveau obscure. Tu comprends,
c’est la dernière nuit. Mais qui vais-je appelant ?
Hors l’écho, je ne parle à personne, à personne.
Là où s’écroulent les rocs, la mer est noire et tonne
dans sa cloche de pluie. Une chauve-souris
cogne aux barreaux de l’air comme d’un vol surpris,
tous ces jours sont perdus ; déchirés par ses ailes
noires, la majesté de ces eaux trop fidèles
me laisse froid, puisque je ne parle toujours
ni à toi, ni à rien. Qu’ils sombrent, ces « beaux jours » !
Je pars, je continue à vieillir, peu m’importe,
sur qui s’en va la mer saura claquer la porte. »
Portovenere
Philippe Jaccottet
1954
Le spectre qui incarne notre peur de la mort. La source qui étanche notre soif de liberté et d’évasion. La divinité païenne dont les manifestations fantastiques nous ramènent à notre condition d’homme. La surface sur laquelle se projettent nos espoirs et désespoirs. La mer est tout cela à la fois. Elle est le terrain de jeu de Protée, dieu grec de la métamorphose et prophète. Jules Supervielle, amer, le lui reproche, comme l’on reproche un manque de fidélité :
« (…)
Ô mer qui ne puise en soi que ressemblances,
et qui pourtant de toutes parts
s’essaie aux métamorphoses,
et vaine, accablée par sa lourdeur prolifère,
se refoule, de crête en crête, jusqu’au couperet du ciel,
mer renaissante et contradictoire
(…) »
« Comme un bœuf bavant au labour… »
Jules Supervielle
1919
Mais la mer est une image poétique de l’homme et du monde, du chaos originel en lequel tout se mélange et finit par se rencontrer. Indécise ou pas, paradoxale ou pas, je souhaite qu’elle ne cesse jamais sa chanson, car comme lui chuchotait Alphonse de Lamartine (Adieux à la mer, 1840) :
« Flotte au hasard : sur quelque plage
Que tu me fasses dériver,
Chaque flot m’apporte une image ;
Chaque rocher de ton rivage
Me fait souvenir ou rêver. »
Lucas Gaudissart