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“Jpod” de Douglas Coupland et la génération Y

« Ville incertaine où l’on s’évanouit dans une attente en demi-teinte, lorsque la mémoire pâlit à l’énoncé nostalgique de souvenirs inexistants », ou comment le poète Pierre Maubé décrit Vancouver. La capitale de la Colombie-Britannique ne se contente pas d’être une ville envoutante, perchée entre l’océan et les montagnes, agréable à vivre, et où l’on ressent au quotidien l’influence de la présence amérindienne et l’héritage de l’esprit contestataire né lors des émeutes de 1986. C’est également là que vit et travaille un des auteurs les plus connus d’Amérique du Nord, à savoir Douglas Coupland. D’allure inquiétante et sinistre, le bonhomme ne donne pas envie de le rencontrer le soir au détour d’une ruelle sombre du Downtown Eastside (quartier le plus pauvre du Canada et infâme terrier de la Colombie-Britannique, les laboratoires de crack et les bordels en plus). Son œuvre est pourtant des plus remarquables. Né en 1961 sur une base de la Royal Canadian Air Force en Allemagne, Coupland commence à étudier la physique à l’université de McGill avant de retourner définitivement à Vancouver, où il étudiera l’art. C’est en 1991 qu’il publie son premier livre, qui est encore maintenant le plus connu : Generation X, dans lequel il décrit les tribulations de la génération de nos parents, devenus adultes à la fin des années 80. L’expression est depuis entrée dans le langage courant.

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Dans JPod, Douglas Coupland nous parle cette fois de la génération Y, la nôtre. Outre leur libéralisme et leur matérialisme confinant à l’hyper-individualisme, les membres de cette génération se caractérisent notamment par leur relation particulière aux nouvelles technologies et aux communications. JPod nous relate ainsi, sous la forme d’un journal sur ordinateur, le quotidien absurde de six employés d’une prestigieuse boite de programmation de jeux vidéo : Cowboy, redneck fan de Duff-Man ; Bree, obsédée carriériste qui imite l’accent anglais pour se faire bien voir de la direction ; John Doe, fils d’une lesbienne ultraféministe qui refuse qu’on mette certaines lettres en majuscule ; Mark, dont toutes les affaires, de l’agrafeuse jusqu’au mobilier, sont comestibles ; Kaitlin, qui vient d’intégrer le JPod (leur équipe) et se sent aussi désemparée que Patrick McGoohan dans Le Prisonnier ; et Ethan, le narrateur. Chaque tranche de vie est entrecoupée de délires typographiques, de pages entières couvertes de lettres dans toutes les polices possibles et imaginables, de reproductions d’emballages de gâteaux (des ingrédients jusqu’au code barre), de copies de vieux spams : l’influence du design et des arts plastiques est omniprésente. Coupland distille dans tout le livre un humour grinçant, désabusé, celui de la génération Y, comme : « Avec cette cravate, tu ressembles à un réparateur d’ascenseurs né pendant la crise des missiles de Cuba et qui ne mange que les Skittles verts. Et gaucher. »

Tous les thèmes chers à la génération Y sont revisités jusqu’à l’absurde, à commencer par la relation que les protagonistes entretiennent avec leurs parents : là où la génération X avait dû batailler bec et ongle pour s’émanciper face à l’autorité des anciens, tout conflit disparait entre le narrateur et ses parents, au point que l’on ne sait plus réellement qui materne qui. Sa mère cultive de l’herbe dans la maison familiale, et son père cherche à percer comme acteur dans des films de série B. De même, les membres de la génération Y s’approprient sans complexe ni remords les symboles de la société de consommation, si longtemps décriés par leurs aînés. Ronald McDonald, qui avait été élevé au rang de héraut de la malbouffe et de la mondialisation libérale par les militants des années 90 (plus largement, « la non-possession de biens matériels [était] exhibée comme critère de supériorité morale et intellectuelle » dans Génération X), devient, entre les mains des membres du JPod, un tueur sanguinaire qui sombre dans la folie après avoir été séquestré par des milfs au cours d’un goûter d’anniversaire. Ces éléments contribuent finalement à faire de JPod une véritable étude sociologique, où la langue est efficace et le sens de la formule aiguisé : pour la petite histoire, c’est d’ailleurs Douglas Coupland qui a inventé les termes de « McJobs » et de « microserfs » qui ont ensuite été réutilisés par Naomi Klein dans No Logo. Mais Coupland ne se contente pas de décrire : il anticipe des tendances. Le culte de l’hyper-individualisme s’exprime chez les différents personnages dans la revendication forcenée de leurs personnalités, dont même la plus insignifiante des aspérités est fièrement exacerbée. Pour se différencier à tout prix des autres, ils érigent orgueilleusement la moindre de leur particularité en « bizarrerie », « TOC », autisme fièrement revendiqué : tous les protagonistes de JPod en sont, de leur propre dire, plus ou moins atteints, et prennent comme exemple les défis débiles qu’ils se lancent à longueur de journée (« voici la liste des 8363 nombres premiers entre 10.000 et 100.000. Parmi eux se trouvent un nombre non-premier : le premier à le trouver gagnera ma figurine Homer Simpson » : et l’auteur d’étaler, sur plus de vingt pages, les 8363 nombres en question…)

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Les membres du JPod, vivant en harmonie dans une atmosphère de douce folie, manqueront de sombrer dans la démence quand un responsable en programmation leur demandera d’incorporer un nouveau personnage, Jeff la tortue, dans leur jeu vidéo : un rebondissement parmi d’autres, pouvant faire naître une forme de frustration chez le lecteur en mal d’une certaine forme de noblesse en littérature. En fait, a-t-on lu un livre amusant, ou bien un roman inutile, aussi futile qu’irritant ? Après tout, était-il bien nécessaire que Coupland énumère sur 23 pages les 100.000 premières décimales de pi ? Mais là où bien des auteurs contemporains sombrent dans une gravité prétentieuse et indigeste, JPod reste un joyeux délire. Mais pas que, loin s’en faut : c’est également le texte d’un auteur au sommet de son art, plus fin observateur que jamais de la société contemporaine. Douglas Coupland s’approprie de manière complètement décomplexée et assumée les éléments les plus racoleurs et infâmes de la société de consommation, faisant de la contreculture une assimilation de la culture de masse ; ce qui est finalement, l’une des principales caractéristiques de la génération Y.

Camille Gontier