Si dans l’Evangile, « au commencement était le Verbe », un détournement répandu du premier verset de l’Evangile estime plutôt « qu’au commencement était le mal ». Cette correction illustre le mystère qui entoure l’origine du mal. Si le Verbe est apparu le premier, peut-être est-il possible d’ajouter que le Mal le suit de près.
[caption id="attachment_4825" align="aligncenter" width="560"] Le Pandémonium, John Martin (1825) © Musée d’Orsay, Paris[/caption]Historiquement impossible à situer, le Mal naît en même temps que l’Homme. Et pourtant, ce dernier ne cherche-t-il pas à exclure le Mal, à l’annihiler ? Pourquoi une chose que l’Homme ne désire pas, voire contre laquelle il lutte ardemment, ne peut être réduite à néant ? Face à cette énigme de l’existence du mal, de nombreuses sociétés l’ont incarné  dans diverses figures, qui justifient son « comment », et son « pourquoi ». Le Mal transcenderait l’Homme, si bien qu’il se personnifie parfois à travers un dieu malfaisant dans les religions polythéistes. Quid alors des religions juive et chrétienne ? Dieu, bon et miséricordieux, est unique et sans égal. Le Mal n’est alors représenté que par la figure d’un ange déchu : Satan. A la fois accusateur (Satanas en grec) et diviseur (dia-bolos), il représente, dans l’inconscient collectif chrétien, celui qui s’oppose au dessein de Dieu, et sème la discorde parmi les hommes. D’une certaine manière, il est considéré comme le « maître du mal ». Au demeurant, ne lui donne-t-on pas quelques fois le titre de « Prince des démons » ? Figure maléfique, l’existence de Satan permet de dédouaner l’Homme du mal commis ou subi. Si celui-ci se détourne du Bien, c’est en raison de l’action de Satan. Le Mal n’est pas en l’Homme, mais en dehors de lui.
Cependant, il faut sans doute dépasser cette conception première du personnage de Satan. Nombre de théologiens se déchirent sur les questions de son identité ou de sa nature. Est-il une entité réelle ou une simple allégorie ? Faut-il croire en lui, comme il faudrait croire en Dieu ? A la périphérie de ces débats, le philosophe René Girard se distingue par son originalité. Dans l’Ancien et le Nouveau Testament, derrière le masque de l’ange, le mot « Satan » ne désignerait pas un être véritable, mais plutôt un processus, celui de la « violence mimétique ».
On reconnaît ici un des concepts clés de la pensée girardienne. Concept qui repose lui-même sur la notion de « désir mimétique », que Girard développe notamment dans La violence et le sacré. Selon le philosophe, l’essentiel de la violence est dû aux interactions entre les individus, et aux entrechocs de leurs désirs. Cependant la convoitise humaine ne naît pas de la valeur intrinsèque de l’objet, mais de la valorisation extérieure, donnée par autrui à l’objet. C’est en ceci que le désir est mimétique et que les conflits sont « rivalitaires ». Plus je désire un objet, plus j’accrois le désir de l’autre, « l’opposition exacerbe le désir, surtout lorsqu’elle provient de celui ou de celle qui inspire ce désir ». Or, ce mouvement, explique Girard, est volatile et tend à se répandre dans l’ensemble de la société. Les objets de désir se multiplient, se propagent, ce qui nuit à la cohésion du groupe, qui dans un climat de plus en plus délétère, risque d’imploser. Afin de se prémunir contre ce risque, les antagonismes finissent par se concentrer sur un seul individu, rendu responsable de tous les maux de la société : le « bouc émissaire ». Sa persécution, ou sa condamnation dans les sociétés primitives permet alors de rétablir l’ordre ancien, la paix sociale, terminant ainsi un « cycle mimétique ». Les apparitions du terme « Satan », dans la Bible, désigneraient implicitement, selon Girard, ce processus de violence mimétique.
[caption id="attachment_4826" align="aligncenter" width="560"] Le Cauchemar (1781), Johann Heinrich Füssli[/caption]Fin lecteur des récits païens et bibliques, René Girard ne manque pas d’en donner plusieurs illustrations. Il trouve ainsi, dans la Vie d’Apollonios de Tyane de Philostrate, un premier exemple. Dans un passage, Philostrate raconte qu’Apollonios de Tyane parvient à éradiquer une « épidémie de peste » ravageant la ville d’Ephèse, en reconnaissant sous l’apparence d’un mendiant, le soi-disant démon responsable du fléau, et en invitant la population à le mettre à mort. On retrouve effectivement ici les différentes étapes du cycle mimétique. Après une période de tension, la société est apaisée grâce à la mort du bouc émissaire désigné.
Par ailleurs, si l’on étudie les écrits bibliques, comment ne pas penser à la crucifixion du Christ, qui pourrait aussi s’inscrire dans le schéma de ce cycle. Jésus, par ses prédications ou ses miracles, remet en cause l’ordre et les croyances établis. C’est un perturbateur, une menace pour la cohésion de la société. Entre la vie de Barabbas – présenté comme un meurtrier (Marc, 15) – et celle de Jésus, c’est celle de Barabbas que le peuple hébreu choisit de sauver. Or, dans les Evangiles, Satan est  mentionné comme la source du déchaînement contre le Christ. Toutefois, selon Girard, « Satan » ne doit pas être compris en tant qu’être charnel ou spirituel, mais en tant que désignation du processus de violence mimétique. De manière analogue, lorsqu’il est écrit que « dès le commencement Satan fut homicide » (Jean, VIII, 44), cela renverrait au premier meurtre, celui d’Abel par son frère Caïn, dont le mobile était la jalousie. Autrement dit, la mort d’Abel serait la première conclusion d’un conflit « rivalitaire ».
Si l’on suit René Girard, il est possible d’apercevoir un mécanisme « anthropologique » dans les textes païens et bibliques. Toutefois, alors que dans les premiers la violence mimétique serait camouflée, elle serait directement désignée par le mot « Satan » dans les seconds. En outre, non seulement la religion judéo-chrétienne mettrait à jour le processus de violence mimétique, mais elle le dénoncerait. Dans le récit païen, comme le miracle d’Apolonios de Tyane, la victime innocente est présentée comme coupable et le demeure. Les épisodes bibliques, au contraire, relève l’innocence du bouc émissaire et la culpabilité du bourreau. Abel est bien victime de la jalousie de Caïn. Et le Christ ? Fils de Dieu sur Terre, n’est-il pas un modèle de conduite, de sagesse ? En le crucifiant, Satan – compris dans le sens impersonnel du mécanisme victimaire – expose à tous son caractère mensonger : « la crucifixion réduit la mythologie à l’impuissance en révélant la contagion dont l’efficacité trop grande dans les mythes empêche les communautés de repérer jamais la vérité, à savoir l’innocence de leurs victimes ». Le judéo-christianisme, en dévoilant Satan, délégitime la violence mimétique qui a lieu dans la société.
Force est de reconnaître que la thèse de René Girard est audacieuse et séduisante. Les mythes qu’il présente semblent parfaitement s’inscrire dans le cycle qu’il met en perspective. Sa compréhension de Satan, toute nouvelle, est attrayante. Cependant, si l’on admet que les Evangiles dénoncent le mécanisme de violence mimétique, ne doit-on pas s’attendre à un renversement. Girard explique « qu’en nous permettant d’accéder à l’intelligence du mécanisme victimaire et des cycles mimétiques, les récits de la Passion permettent aux hommes de repérer leur prison invisible et de comprendre la rédemption ». Mais cette « prison invisible » a-t-elle vraiment été perçue ? La dénonciation des cycles mimétiques a-t-elle été comprise ? Peut-être est-il permis d’en douter.
[caption id="attachment_4827" align="aligncenter" width="448"] Dante et Virgile aux Enfers (1850), William Bouguereau © Musée d’Orsay[/caption]En 1484, le pape Innocent VIII, avec la bulle Summis desiderantes affectibus, prie les prêtres allemands d’affermir la chasse aux sorcières. Ces dernières deviennent des cibles à éliminer. Elles sont accusées d’être responsables de tous les maux de sociétés, de s’adonner à des pratiques déviantes, sinon monstrueuses, tel le cannibalisme ou le meurtre d’enfants. Ne peut-on pas voir ici une répétition du cycle mimétique ? Les prétendues sorcières se transforment en boucs émissaires, et leurs condamnations permettent de rétablir l’ordre et la sérénité parmi les croyants. Peu importe qu’elles soient innocentes, l’exécution apaise, et les bourreaux sont remerciés. Et cette fois, c’est l’Eglise catholique qui endosse le rôle de bourreau. On est loin de la leçon de la crucifixion du Christ. Le principe impersonnel que recouvrerait Satan demeure caché, et celui-ci perdure dans l’imaginaire collectif comme l’entité malfaisante par excellence. Le Mal et la violence sont supposés en dehors de la nature humaine.
Peut-être peut-on nous reprocher de ne pas nous placer sur le même plan de réflexion que René Girard. Il aborde Satan d’un point de vue anthropologique ou philosophique, alors que nous appréhendons les perceptions et les interprétations concrètes du personnage. Mais les deux perspectives rentrent-elles vraiment en opposition ? Il n’y a pas à trancher entre une acceptation incarnée de Satan et une vision plus conceptuelle. Au contraire, ses représentations charnelles contribuent à cacher la dénonciation de la violence mimétique qu’il recouvre. Comme on l’a dit, l’enseignement de la crucifixion du Christ – supposé par René Girard – ne semble pas avoir été perçu par la communauté chrétienne. Pourquoi la dissimulation perdure-t-elle ? Peut-être est-ce en raison de la question de l’origine du Mal.
Les cycles mimétiques décrits par Girard induisent que la violence est produite par les interactions humaines. A l’inverse, l’existence d’un « Prince des démons » déplace l’origine de la violence, du mal moral. Il n’est plus le fait de l’Homme, mais d’une entité qui séduit, qui corrompt. De plus, non seulement Satan permet de dédouaner les Hommes, mais aussi Dieu. Il représente une des réponses aux théodicées. Accuser Satan permet de continuer à croire en la nature humaine, de confirmer l’extrême bonté de Dieu. Il est plus rassurant de porter la faute sur un ange lugubre, aux ailes de chauves-souris et aux cornes de… bouc. Peut-être est-ce lui la victime de l’Homme, le bouc émissaire sacrifié sur l’autel du Mal ?
Pierre Crescenzo
2 Commentaires
Très bon article magnifiquement étayé. Il serait aussi envisageable d’observer “Satan” par la théorie freudienne, Satan ne serait il pas la représentation refoulé de notre être qui n’est pas intégrable à la société. L’intégration comme le dit Durkheim nous pousse alors à se comporter de manière rationnel et acceptable en société. La vision de Dieu serait alors une vision permanente de la société sur nous nous obligeant un effort d’intégration continuel et donc à ne pratiquer que de “bonnes actions”. Dieu serait l’expression du jugement d’autrui et donc de la société, en reprenant l’exemple de Sartre nous n’éprouvons aucune gène à regarder impunément dans le trou de la serrure, cette gène et cette prise de conscience de soi n’apparait que lorsque l’on se fait prendre. Dieu serait alors ce substitut de la société à cela qu’il est omniprésent et omnipotent.
L’article est très intéressant et bien illustré, dans tous les sens du terme (L’ange du bizarre à Orsay?)
Le fait que Satan ne soit pas au commencement de la nature humaine, qu’il soit “extérieur” (entité ou image) dédouane-t-il pourtant les hommes? La question de la nature humaine est bien sûr fondamentale (au moins dans le catholicisme), mais l’action est aussi importante: céder ou résister à la tentation de l’être extérieur est il-bien différent de céder à une pulsion primordiale (“essentielle”) de l’homme?
Il y a toujours une imperfection du bouc-émissaire dans le sens ou contrairement à Dieu, il n’a pas tout pouvoir, et ne peut pas “forcer” une mauvaise action. Il y a nécessairement une partie, (sinon de la nature, au moins de la volonté) de l’être mauvais qui est elle-même mauvaise et condamnable. L’image du “jouet de satan” a été très vite écartée pour laisser sa place au libre-arbitre chrétien, si je ne me trompe pas.