A l’inverse d’autres formes d’art, l’architecture est toujours présente dans un film. La question suivante mérite d’être posée : Quand est-ce que l’architecture cesse d’être le simple cadre de tournage d’un film pour y jouer un rôle actif ? Les films, Playtime de Jacques Tati (1967) et Dogville de Lars Von Trier (2003) sont deux fabuleux exemples du rôle central que peut jouer l’architecture au cinéma. Pour ces deux films, Jacques Tati et Lars Von Trier ont fait le pari de la démesure et ont ainsi pris une décision artistique et financière risquée (Tati y a laissé quelques plumes). Ces décors-ovnis, ces monstres architecturaux semblent refléter les sociétés qu’ils abritent. Encore plus fort, les deux films semblent suggérer l’idée que l’architecture détermine les relations sociales par son action de structuration de l’espace. Ce sont deux types de sociétés névrosées que Playtime et Dogville nous exhibent à travers deux modèles d’organisation de l’espace.
Playtime raconte l’histoire d’un homme, Monsieur Hulot, à la recherche d’un autre homme dans une ville futuriste, « Tativille », sans jamais parvenir à le trouver. Dogville nous conte l’expérience d’une jeune femme en fuite, prénommée Grace, qui trouve refuge dans un petit village américain des Rocheuses. Les habitants du village consentent à l’accepter dans leur communauté en échange de quelques travaux manuels qui prennent peu à peu la forme d’un ignoble esclavage.
Deux extrêmes architecturaux, entre hypertrophie et atrophie
Dès l’ouverture des deux films, l’architecture est au devant de la scène. La première image de Playtime représente un bâtiment hyper moderne occupant tout l’écran. Pas de personnages. C’est la même chose dans le Prologue de Dogville. La camera embrasse en un plan la totalité du village vu de haut, comme une scène de théâtre sur laquelle se joue la vie d’une femme.
Dans Playtime, l’architecture est sur-présente. « Tativille » est le projet fou de construire une ville à taille réelle sur un terrain vague de 15 000m² à proximité des studios de Joinville-le-Pont. Tati a conçu ce décor-monstre comme une ville hyper-moderne et hypertrophiée, disproportionnée pour ses habitants.
Dogville est le négatif de « Tativille ». L’architecture y est quasi-inexistante. Le village est seulement figuré par le dessin de son plan au sol. Le tracé des murs à la peinture blanche est la seule structure de séparation entre les personnages. Seuls quelques éléments matériels, dont la présence est justifiée par leur force symbolique, subsistent comme le clocher de l’église ou bien le bureau du seul intellectuel du village. Les acteurs miment l’ouverture d’une porte qui n’existe pas mais que le spectateur imagine et visualise avec de plus en plus d’acuité à mesure que le film se déroule.
Une ville et un village aux antipodesÂ
Dans Playtime, les personnages fourmillent. Ils ne jouent aucun rôle dans leur individualité et sont innombrables, tout comme les bâtiments. Il n’y a en revanche que quatorze adultes et quelques enfants qui composent le village de Dogville. Alors que Tativille est une ville à l’architecture futuriste, Dogville est un village resté coincé dans le passé de la Grande Dépression américaine, loin du progrès de la modernité. Cela se traduit dans le choix des matériaux.
L’utilisation du verre dans Playtime est intéressante pour sa transparence et les reflets qu’il crée. Les parois fonctionnent en permanence en trompe l’œil et mettent en évidence la fausse proximité des personnages. Même quand les « Tativilliens » sont physiquement proches, ils sont isolés. Monsieur Hulot pense voir une cloison entre lui et l’homme qu’il cherche en voyant son reflet dans le verre alors qu’ils sont dans la même pièce. Les personnages semblent ainsi mal à l’aise dans cette ville hyper-moderne qu’ils ne peuvent décrypter. Ils s’y perdent et s’y cherchent en vain. A l’inverse, Dogville est un village dont les matériaux principaux sont le bois et la terre. La couleur dominante n’est pas le gris que l’on prête à la technologie mais un camaïeu de brun. La société n’est pas celle des rapports distants et anonymes des bureaucrates mais celle de la proximité et du contact physique permanent.
L’architecture, révélateur de deux sociétés névrosées
L’architecture semble nous expliquer les différentes formes de relations sociales par la structuration de l’espace. Tativille est orientée verticalement, avec des lignes qui fragmentent l’espace en une multitude de sous-espaces. Ces verticales sont intrinsèquement séparatrices et chaque mur de verre sans aspérité est une frontière infranchissable entre les habitants. L’espace est trop complexe. L’espace est si divisé qu’il en devient presque fractal. (Vous savez, comme le chou romanesco !). L’espace comme un tout semble être organisé rationnellement mais sa compréhension est inaccessible pour l’individu isolé. A l’autre bout du spectre, on trouve Dogville et son horizontalité. Le village est le plan d’un projet qu’un architecte n’a jamais réalisé. C’est un dessin à la craie. Il n’y a aucune cloison qui permettrait aux individus de se cacher les uns des autres.
En somme, nous avons d’un côté une société qui souffre d’un excès de séparation, de cloisonnement, et une autre qui en manque. Au sein de Tativille, la séparation est si présente que l’espace global devient labyrinthique et que toute tentative de communication est vaine. En revanche, même si les murs de Dogville sont recréés par notre imagination, le fait que tous les habitants soient constamment offerts à notre vue donne l’impression qu’il n’y a plus d’espace privé. Sans cloisons pour se cacher, la petite communauté est étouffante. Son air devient irrespirable pour le spectateur. Le manque de séparation crée ainsi un espace extraordinairement claustro-phobique.
L’utilisation de la profondeur de champ dans les deux films est capitale et renforce le rôle de séparation joué par l’architecture. La profondeur de champ combinée à l’absence de cloisons dans le village de Dogville souligne l’organicité de cette société dans laquelle les actions de chaque individu sont étroitement liées à la communauté. Un exemple frappant est la scène de viol de Grace que le spectateur voit au premier plan tout en distinguant très nettement le reste du village dans le fond. On en retire l’impression que ce viol est accepté par la petite société. La profondeur de champ utilisée dans Playtime, combinée au plan large et au plan fixe, semble jouer le même rôle en ce qu’elle permet de souligner le manque de communication dans la société moderne. Le spectateur contemple un nombre infini d’actions dans un même plan qui ne semblent avoir aucun rapport les unes avec autres, même si la société dans son ensemble marche aveuglement vers le progrès économique.
L’espace déshumanisant : entre société du futur robotisée et retour aux instincts primaires
L’espace inhumain est générateur de sociétés inhumaines. L’idée semble suggérée que l’architecture, en donnant une structure à une société, est un élément actif de la détermination des relations sociales. Ainsi, dans Playtime l’architecture est si présente, les structures si rigides que les individus ne communiquent plus et donc ne se comprennent plus.
Les hommes sont emmurés dans des boites adjacentes pour travailler. Ils sont physiquement proches mais se parlent au téléphone et la communication passe mal. Ils se cherchent sans succès et chacune de leur action singulière est dissoute dans un tout insignifiant. La société semble déshumanisée parce que les interactions sont trop indirectes dans une ville trop technicienne, trop rationalisée.
A l’inverse, l’architecture est si peu présente, l’espace est si peu divisé dans Dogville que les villageois n’ont pas de frein à leur instincts primaires. Toutes les pulsions sont projetées sur Grace sans intermédiaire pour les temporiser. Elle devient leur esclave, réduite à l’état d’animal de labour. Le manque de structures tangibles s’exprime dans un manque de frontières morales et sexuelles entre les villageois. Elle se fait violer par tous les hommes et cela toujours publiquement. La société est déshumanisée en ce qu’elle semble régresser vers une sorte d’état de nature sans structures pour canaliser les instincts.
L’architecture est ainsi utilisée par Jacques Tati et Lars Von Trier pour dessiller les yeux sur le fonctionnement de deux sociétés devenues inhumaines. L’architecture semble être un révélateur et peut être aussi un élément actif de détermination des relations sociales de par son rôle structurant.
Enfin, ces deux films sont tout à la fois déroutants et admirables pour l’espace de liberté qu’ils offrent au spectateur. Bazin félicitait à ce propos l’émergence d’une nouvelle étape dans le développement du langage cinématographique avec l’usage du plan séquence et de la profondeur de champ qui permettrait une réponse mentale plus active de la part du spectateur. Le spectateur a des possibilités de lecture très larges de par la richesse de chaque plan dans Playtime et il doit imaginer les éléments manquants dans Dogville. Ainsi, les deux espaces étant trop riches ou trop vides, le visionnage est impérativement actif et participatif.
Flora Trouilloud