Un reportage d’Elliott Verdier.
J’observe à travers les vitres l’étau qui se resserre. La forêt se densifie, le chemin devient plus étroit. On s’approche, on y est presque. Je n’en finis pas de vibrer, aussi bien intérieurement qu’extérieurement. Les creux et les bosses rythment l’extrême lenteur à laquelle le pick up avance. Il y en a plus dans cette région qu’au Texas, et pourtant, nous sommes seuls. Rien ne semble annoncer Mae La, un camp de réfugiés à quelques centaines de mètres. Nous sommes en Thaïlande, tout près de la frontière birmane, dans la région de Tak. Ici, sortie des griffes de l’enfer, s’abrite l’ethnie des Karens.
Partagé entre surprises et découvertes, assis mais chahuté, je me laisse aller à l’introspection. La Birmanie. Pays à l’histoire ô combien méconnue de notre confortable culture occidentale. Histoire riche, et trouble à la fois. En majorité favorable à la colonisation britannique, contrairement aux birmans, le peuple Karen s’est vu persécuté lors de l’invasion nippone de 1942. Invasion de trois ans seulement, mais qui suffit à diviser un peu plus ce pays déjà gorgé de tensions. Les Karens furent les victimes impuissantes de l’un des trop nombreux massacres de la seconde guerre mondiale. Poussée par le patriotisme et le nationalisme inhérents à toute guerre, la « Burma Independance Army », dans sa collaboration avec les japonais, participa elle-même au carnage. Les affrontements perdurèrent, la guérilla luttant pour un véritable état autonome. Malgré bien des tentatives de pacification, il fallut attendre le mois de janvier de cette année pour qu’un accord de cesser le feu soit signé avec le gouvernement birman, ceci mettant de fait officiellement fin à plus d’un demi-siècle de combats sanglants opposant armée étatique et guérilla Karen (KNU).
Me voilà au camp. La mousson s’intensifie et les maigres maisons de bois entassées disparaissent bientôt sous le battement d’une pluie diluvienne. Ici vivent cinquante mille âmes, agglutinées sur les flancs des collines sauvages instables, inhospitalières. Aux premiers pas hors du pick up, mes chaussures s’engorgent de boue et ma démarche se fait pataude. Tout le camp semble abandonné, déserté, tentant vainement de résister au déluge. J’observe les baraquements vétustes de plus près. Ceux-ci menacent de s’écrouler, tant par leur bois pourri, essoufflé, que par leur empilement surréaliste et abusif. J’aperçois quelques têtes me fixant indiscrètement. Et puis un habitant, deux, peut-être trois, un enfant… Ils déambulent aisément, toujours des claquettes aux pieds, à travers les chemins sinueux et cabossés, fangeux. À huit kilomètres d’ici, leur terre d’origine, la Birmanie.
On me conduit à la « Karen Handicap Welfare Association ». Celle-ci recueille les handicapés Karen. J’entre dans la bâtisse à moitié bétonnée. Timidement. Je suis trempé. Il fait sombre. Je croise quelques résidents. Tous sont mutilés. La cause ? La gangrène peut être… Mais les mines, plus probablement. Ils sont quatorze réchappés d’une explosion théoriquement fatale. En échange d’une seconde vie, l’ensemble des rescapés ont perdu la vue, la majorité leurs bras, certains leurs jambes. Ils sont entièrement dépendants. La tête baissée, seuls ou par groupe dans le dortoir, ils semblent démunis. Et pourtant, ce n’est pas le cas. Loin d’être abattus, ils n’ont simplement nulle part où regarder. Depuis 2002, cette association bienveillante entretient ces hommes et prend soin d’eux. C’est la seule. Ils n’ont personne d’autre.
Morikia, qui préside la maison et donne des cours d’anglais à ses occupants, me propose de servir d’interprète. Malgré les leçons, le dialogue reste difficile. Anonymement, certains me confieront leur avis sur la situation actuelle. L’un d’eux me raconte. Venu seul grâce à l’armée rebelle, treize ans auparavant, il faisait lui-même partie de la guérilla. « On s’entrainait sous la pluie, dans la jungle, un fusil en bois à la main, pour bien apprendre à le manier ». Aujourd’hui, quand on parle de démocratisation, il reste sceptique. Ils le sont tous. « Ils envoient toujours des soldats. Il y a toujours des combats. Aung San Suu Kyi ne peut rien faire, elle n’a aucun pouvoir là -dessus. » Je recueille les mêmes avis auprès des autres hommes. Quand on leur demande, alors, ce qui les lève chaque matin, leur permet de vivre et d’apprécier de vivre, ce qui leur permet de tenir encore debout, vaillants, ils n’ont qu’on mot à la bouche : « L’espoir ».
Cet espoir, c’est celui de retourner chez eux, dans un pays libre, au sein de leur famille. Seuls trois d’entre eux ont la leur dans le camp. Les autres restent sans nouvelles. Et le temps passe, l’espoir devient utopie. Quand je leur parle des changements au-delà de la frontière, ils demeurent sans expression. Même lorsque j’évoque les élections présidentielles et démocratiques de 2015. Les premières depuis une vingtaine d’années. Peut-être ne préfèrent-ils pas encore y croire.
Récit et photographies par Elliott Verdier
2 Commentaires
Merci pour ce témoignage. Ce peuple m’était inconnu et je suis sûre de ne pas être la seule.
Bouleversant…