Films sans autorisation ni budget, films conceptuels sans promesse d’audience, films reposant sur une idée d’exception, films providentiels éclaireurs de conscience, films menant à l’exil. Certains cinéastes se placent de guingois sur l’échiquier de l’industrie cinématographique mondiale. Guérilleros, conceptuels, wtf, nerveux ou exilés, parlons de ces cinéastes couillus qui ont risqué gros.
[caption id="attachment_7054" align="alignleft" width="500"] Melvin van Peebles; sur le tournage de “Sweet Sweetback’s Baadasssss Song”, 1970[/caption]Les guérilleros
On parle ici des gros calibres de la prise de risque. Le cinéma guérilla fait de l’impossible son moteur. Le scénario, les thématiques abordées, la personnalité du réalisateur, l’état du marché ne permettent pas au film de toucher le moindre budget. La procédure guérilla est alors déclarée : absence d’autorisation, de producteur, procès divers. Entre militantisme et univers punk, les films de cette mouvance, libérés de tout carcan, véhiculent une liberté totale, proposant alors une nouvelle donne cinématographique. Focus sur deux d’entre eux.
Djinn Carrénard – Donoma
En 2008, de retour à Paris après un long séjour aux Etats-Unis, Sir Carrénard sent que le moment est venu pour lui de faire son premier long métrage, mais à sa sauce c’est-à -dire, initialement, à l’abri de tout réseau de production et distribution. Il lance le projet Donoma : film de 2H15 réalisé avec 150€, sans autorisation ni subvention, les caméras sont prêtées, les acteurs bénévoles, le réalisateur est aussi scénariste – caméraman – chef opérateur et monteur ; bref du fait maison. Donoma, bien loin du cheap, est une vraie pépite, signe d’un talent brut. On suit le rapport au désir de trois femmes : une prof d’espagnol en ZEP au sang chand ; une jeune photographe qui décide de tomber amoureuse, pour la première fois, du premier venu ; une lycéenne au quotidien pas facile en pleine crise de mysticisme. La direction d’acteur, l’hyper-réalisme des dialogues, la réflexion sur les indécisions et les scrupules d’une génération ont bluffé et généré un gros Buzz sur la toile. Le film a été projeté au Festival de Cannes en 2010 et Abdellatif Kechiche, séduit, s’est proposé de parrainer le film.
– A voir aussi, Rengaine de Rachid Diaïdani
Melvin van Peebles – Sweet Sweetback’s Baadasssss Song
En 1970, alors que le racisme atteint des records aux Etats-Unis, Melvin van Peebles, réalisateur noir américain, auto-produit son film militant Sweet Sweetback’s Baadasssss Song. Dès lors, le projet ne séduit aucun studio. Le réalisateur parvient à sortir la maigre somme de 150 000 $, engendrée par son précédent film : pas de producteur, ni de distributeur, ni d’acteurs professionnels, et un réalisateur qui occupe aussi tous les postes techniques : le système D à son apogée.
Le réalisateur conçoit son film pour une audience exclusivement noire, en réaction au système ségrégationniste hollywoodien de l’époque offrant des films de blancs pour les blancs. De nouvelles références et de nouvelles techniques pour une nouvelle audience donc. On suit la course effrénée de Sweeback, jeune gigolo noir, tentant d’échapper à la police qu’il a frappé à mort pour protéger son ami Mu-Mu qu’ils ont tabassé. Les éléments détonants truffent le film :  Sweetback trouve logis sur son chemin grâce à la taille de son pénis, une bonne partie de la fuite se fait avec des bikers, le montage est psychédélique à souhait. La Motion Picture Association of America censure le film qu’elle considère pornographique. Melvin van Peebles s’en fout et s’en sert même comme argument marketing communautaire : « Rated X … by an all white jury ». Film guérilla, fait à partir de rien, qui généra 15M$ au box office et est considéré comme pierre angulaire de la culture afro-américaine engagée.
– A voir aussi, El Mariachi de Robert Rodriguez
Les WTF
Effrontés, provoquants et souvent impertinents, certains mettent à l’écran de très très bonnes idées. Tantôt si simples qu’on n’aurait pas pensé en faire un film, tantôt si osées qu’on ne peut que saluer le courage nécessaire à les mettre à l’écran. Quoiqu’il en soit, on sort de la séance un gros what the fuck aux lèvres. Saluons l’inventivité de certains et revenons sur quelques unes de ces bonnes idées.
[caption id="attachment_7055" align="alignleft" width="500"] “Foon”, Les Quiches, 2004[/caption]Les Quiches – Foon – Le Franglais
Comédie musicale entièrement tournée en franglais : les foons et les pas foons se font la guerre dans un lycée de la banlieue de Philadelfoon. Le film créé un univers complètement absurde, hilarant, sans queue ni tête. Par exemple, nous avons Cindy Pam (Barbitch toi ma star) interpelant Maria (Bergère de Dieu) « hey you la bouzeuze, toi et ton troupeau rendez-vous dans five minutes in the couloir ». Film salué par la critique mais injustement traité par les spectateurs.
Gregg Araki – Kaboom – Le too much esthétique
Gregg Araki se propose dans Kaboom de pousser jusqu’à leur paroxysme des univers décalés très affirmés : teenage movie, esthétique pop, scénario apocalyptique. Les personnages sont des étudiants perdus dans leur vie, dans leur sexualité, et sur leur campus américain ; de vrais archétypes. Les couleurs flash, les effets d’optiques, grands angles et cadrage de guingois saturent le film. Les grosses ficelles du scénario apocalyptique sont plus qu’apparentes. Kaboom est un film carrément too much. Et pourtant ce traitement radical des genres offre au film une esthétique baroque du foisonnement enivrante et franchement réussie.
P.Cederberg et W. Woodman – NOAH – Un nouveau dispositif
Court-métrage de fin d’étude de messieurs Cederberg et Woodman, étudiants en cinéma à l’université de Montréal, et gagnant du prix du meilleur court-métrage au Festival de Toronto en 2013. Noah a la particularité de traiter d’une histoire simple, Noah se fait larguer par sa dulcinée, en ne montrant du protagoniste que son écran d’ordinateur et de téléphone. On suit son errance digitale, entre chatroulette, facebook, recherches google, hacking. Un scénario et une accumulation de plans rapides hypnotisant qui fonctionnent très bien, et un film sans budget.
[caption id="attachment_7057" align="alignleft" width="500"] “Portier de nuit”, Liliana Cavani, 1974[/caption]Liliana Cavani –  Portier de Nuit – Sujet sensible traité de manière sensible
En 1974, le nazisme est un sujet encore très sensible en Europe et le devoir de mémoire n’existe pas encore. L’italienne Liliana Cavani sort pourtant cette année-là un film sulfureux traitant d’une romance passionnelle entre Lucia, ancienne déportée, et son ancien bourreau nazi Maximilian. Film abordant la fascination nazie, le sadomasochisme, le tout dans une Italie très conservatrice et une Europe qui peine à appréhender ce passage de son histoire.
– A voir aussi, La légende de Kaspar Hauser de Davide Manuli, Romeo + Juliette de Stephen Frears, C’est arrivé près de chez vous de Remy Belvaux, The We and the I de Michel Gondry.
Les conceptuels
Il s’agit ici des artistes qui pensent leur œuvre comme une véritable force de proposition visuelle ou scénaristique portant quelque chose de nouveau, d’extraordinaire, de jamais vu. Ces cinéastes seraient à la caméra ce que les chercheurs sont au laboratoire. Le risque financier de ces projets expérimentaux est de taille, l’audience n’étant pas assurée.
Richard Linklater – Waking Life
Film d’animation tourné à partir d’acteurs en chair et en os dont les contours ont été retravaillés au calque afin d’acquérir un résultat animé dynamique selon la technique de la rotoscopie. Le film illustre la maxime du philosophe George Santayana « L’état de veille est un rêve contrôlé ». Le film est une succession de discussions existentialistes pesant l’onirisme du réel.
[caption id="attachment_7059" align="alignleft" width="500"] Delphine Seyrig dans “Jeanne Dielman…” de Chantal Akerman, 1975[/caption]Chantal Akerman – Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles
Hyperréaliste, le film suit le quotidien routinier monocorde de Jeanne Dielman, incarnée par Delphine Seyrig, femme au foyer bruxelloise évoluant dans un milieu modeste pendant les années 70. Le film offre une série de plans séquence montrant, en illusion de temps réel, la vanité du quotidien du personnage principal. La préparation des repas, la planification outrancière des tâches quotidiennes, le rejet du plaisir. Des scènes intrigantes de 10 min sur l’épluchage des pommes de terre, le ménage quotidien, porteuses d’un message ouvert sur la race humaine, pétrie d’angoisses, et les tours qu’elle a trouvés pour s’en défaire.
Werner Herzog – Fata Morgana
Le réalisateur allemand entend ici traduire l’expérience sensorielle du désert, et des mirages, dans un langage cinématographique. L’avion sur le tarmac de l’aéroport devient un oiseau, le désert est tantôt le visage d’une femme, tantôt un océan ; les dunes se transforment en corps de chevaux. L’étendue des perceptions d’une seule réalité est savamment analysée, ces mirages faisant écho à l’activité cinématographique elle-même.
L Castaing-Taylor et V Paravel – Leviathan
Documentaire sur la pêche intensive, ce film a la particularité de ne jamais montrer la mer et d’éviter toute parole. Dix caméras numériques GoPros, extra légères, sanglées sur la coque, le mat et les gréements d’un chalutier lancé dans un océan atlantique déchaîné nous donne à voir le carnage organisé lors de ces campagnes de pêches sous un jour abstrait voire surréaliste.
– A voir aussi, Samsara de Ron Fricke
Les nerveux
Nous appellerons nerveux les réalisateurs providentiels qui entendent poser un état de fait scandaleux et mal connu dans le but de susciter l’indignation du public. Politisés, ou à défaut très engagés sur certaines thématiques ; les films des nerveux oscillent entre documentaire et fiction. Le point de vue radical qu’ils proposent, souvent séduisant, peut poser la question d’une certaine manipulation, ou du moins d’un manque d’objectivité. Quoiqu’il en soit, ils offrent une véritable prise de conscience, et les eaux troubles brassées par le tournage peuvent s’avérer dangereuses. Une vraie prise de risque donc.
[caption id="attachment_7060" align="alignleft" width="500"] “Kids”, de Larry Clark, 1995[/caption]Larry Clark – Kids
Film réaliste, proche du documentaire, et pourtant soigneusement scénarisé, Kids suit l’odyssée macabre de Jennie, premier rôle de Chloë Sevigny, lancée à la poursuite de Telly, son unique partenaire sexuel, pour lui apprendre qu’elle est séropositive alors qu’il s’adonne à son passe-temps favori : dépuceler de jeunes vierges, sans préservatif. On suit le destin tragique de ces histoires d’un soir condamnant les protagonistes au Sida. Clark pointe du doigt alors, pour la première fois au cinéma, que les générations nées après la découverte de la maladie la considère comme abstraite voire conceptuelle. Le film a remué les consciences bien pensantes outre-Atlantique en ouvrant un débat sur la perte de repères de la jeunesse des années 90.
Ken Loach – 11-09-01
11/09/01 – septembre 2011 est un film constitué de onze court-métrages, réalisés par onze réalisateurs d’origines différentes, témoignant chacun d’une vision unique des attaques terroristes du 11 septembre à New York. Ken Loach signe un court-métrage qui détourne les règles de ce projet en rendant hommage aux victimes d’un autre 11 septembre douloureux, celui de 1973, date du coup d’état de Pinochet au Chili, aidé par la C.I.A. Par une mise en parallèle finement orchestrée, Loach propose une vision critique des évènements de 2001 en mettant en lumière le rôle stratégique des USA dans cette période trouble chilienne.
– A voir aussi : Les nouveaux chiens de garde de G. Balbastre et Y. Kergoat ; La Haine  de M. Kassovitz ; Superzise Me de M. Spurlock, The magdalene sisters de P. Mullan
Les exilés
L’iranien Bahman Ghobadi est le réalisateur d’Un temps pour l’ivresse des chevaux et des Chats Persans. Suite au tournage du second, les autorités l’envoient en prison puis en exil. Le film suivait clandestinement un groupe de rock souhaitant rejoindre l’Europe pour quitter le carcan artistique persan. Ce premier film persan underground déplaît au régime, qui l’interdit et Bahman Ghobadi est contraint de quitter l’Iran.
Jafar Panahi dénonce dans ses films les tares liberticides de la société islamiste iranienne. Il a été condamné à 6 ans de prison et interdiction de faire des films et de quitter le pays pendant 20 ans. En 2011, en attendant le verdict de la cours d’appel, il réalise un film pirate, Ceci n’est pas un film, sorti d’Iran sous clé usb, cri tragique de désespoir d’un artiste privé de sa passion.
Clémence Bisch