Le personnage de Médée fascina l’Antiquité. Le mythe qui s’y rattache met en scène une jeune fille initiée aux arts magiques qui, rencontrant Jason, le héros des Argonautes, met ses fantastiques pouvoirs au service de la quête de la fameuse Toison d’Or. De là naît une histoire d’amour qui se scelle sur des exploits, mais aussi sur plusieurs meurtres : le meurtre de Pélias qu’elle arrive à faire commettre par les propres filles de ce dernier ; par la suite, pour retarder son père parti à leur poursuite, Médée tue son propre frère Absyrtos et découpe son corps en morceaux qu’elle sème du haut de son bateau. Aiétès, le père de Médée, prend le temps de récupérer les morceaux épars du corps de son fils et renonce à sa poursuite. Médée se couvre les mains de sang pour la réussite de son époux, pour la gloire de Jason.
[caption id="attachment_7456" align="alignleft" width="500"] “Médée s’enfuit après avoir tué ses enfants”, J.-F. de Troy, 1746[/caption]Quant à la passion amoureuse, elle vire au cauchemar quand Jason abandonne Médée par ambition, pour la main de Créüse, la fille du roi de Corinthe, Créon : pour se venger Médée décide de tuer la future épouse et le futur beau-père de Jason, en leur infligeant une mort atroce. Des présents empoisonnés s’embraseront au contact des victimes. Pour détruire Jason et ce qui reste entre elle et lui, elle tue leurs propres enfants, devenant ainsi, aux yeux des Grecs et de leurs successeurs, un personnage maudit. Enfin, poursuivie par les habitants de Corinthe qui crient vengeance, elle s’enfuit dans les airs sur un char tiré par des dragons, pleine de morgue et de majesté, défiant une fois encore les lois du monde des hommes.
Plusieurs auteurs écrivirent sur Médée ou mirent en scène son personnage, à commencer par le Grec Euripide. La Médée de Sénèque en est une des représentations les plus violentes. Ce mythe intrigua, semble-t-il, assez pour que Sénèque le Tragique décidât à son tour d’en faire une pièce qui, par miracle, nous est parvenue. D’autres, aussi célèbres que Virgile et Ovide, s’y essayèrent à travers l’épopée, d’autres moins connus également, comme Apollonios de Rhodes dans ses Argonautiques. Autre miracle, des traducteurs se sont essayés à rendre le style de textes que la traduction voile toujours. Eux aussi, comme la latiniste Florence Dupont, ont vu un enjeu à tenter de rendre compte de ce mythe, en permettant au lecteur comme au spectateur actuel de se rendre compte grâce au texte de la pertinence des enjeux des facettes du personnage tragique de Médée.
La magie et l’ordre du monde
La nef Argô, premier navire jamais créé, est faite du pin jusqu’alors tourné vers le ciel, qui en fendant les eaux de la mer pour la première fois vient briser l’ordre du monde et devient l’instrument de son propre malheur. Â
« Mais le vaisseau thessalien a rompu l’ordre établi
 et réduit le monde à n’être plus qu’un [1]».
Les Argonautes ont détourné le pin ainsi que leurs yeux, jusqu’alors tournés vers ceux d’en haut et vers les cieux. Et le châtiment est à la mesure du crime. Ce châtiment, c’est Médée. C’est la rencontre par les Grecs de la magicienne, et à travers elle, de cet art jusqu’alors inconnu et pourtant déjà défendu qu’est la magie. Et ce « déjà  » est inscrit dans la légende puisque « l’interdiction est la limite dont la magie toute entière se rapproche [2]». La logique des dieux courroucés se met à l’œuvre, puisqu’à ceux qui ont commis l’interdit, il est envoyé l’art interdit.
[caption id="attachment_7449" align="alignleft" width="500"] La construction du vaisseau Argo par Athéna (à gauche), Tiphys (au centre) et Argos (à droite), relief romain en terre cuite, ier siècle apr. J.-C., British Museum[/caption]Or il est plus déroutant de noter que Sénèque, comme ses prédécesseurs grecs, ne précise pas l’origine de la magie en tant que telle. Il met en scène le mythe qui explique l’entrée de la magie dans le monde policé de la cité. Il s’agit d’un phénomène perçu comme extérieur qui pénètre le monde civilisé et peut commencer à y distiller son venin. A ce phénomène obscur, ils ne donnent pas de limites précises si ce n’est une limite géographique qui, elle, apparaît bien déterminée. La Thessalie semble être le berceau des arts magiques. Cette terre barbare, c’est à dire où le droit de cité n’existe pas, est aux confins du monde. Elle n’est pas en Grèce. Elle ne fait pas partie du monde du droit. Elle ne peut donc qu’être le lieu de l’interdit.
Il appert qu’il existe un risque à communiquer avec un tel lieu. Or ce que la nef Argô représente et accomplit, c’est bien la jonction, par la mer, entre le monde des Grecs et celui de l’interdit. Cette liaison avec ce là -bas dangereux et destructeur est d’ailleurs perçue comme une réduction par rapport à une situation antérieure perçue comme idéale.
De l’âge d’or…
« En ce temps-là le monde était multiple,
  ailleurs était vraiment ailleurs [3] »
Sénèque nous invite à penser qu’ailleurs n’est plus ailleurs, que le langage lui-même est vicié et faussé par la faute des Argonautes. On désigne des choses qu’on ne désignait pas auparavant. Ainsi, pour Sénèque, durant l’âge d’or, les vents n’avaient pas encore de nom[4]. Ovide, lui, donne un nom aux vents, qui sont selon lui, les fils d’Astraeus et de l’Aurore[5], tout en reconnaissant que les hommes les connaissaient mal. De même, si pour Sénèque « on ignorait encore la science des constellations [6]», Ovide peuple le ciel d’étoiles et des constellations que forment certains de ses personnages, une fois métamorphosés, pour continuer leur vie dans l’éther. Georges Lafaye explique que, pour les Anciens, les astres étaient bien des êtres vivants, animalia, qui participaient selon les stoïciens de la nature divine[7].
Cependant Sénèque et Ovide s’accordent à reconnaître que la nef thessalienne est ce qui brise cet ordre premier où,
« Jamais encore le pin,
 abattu sur ces montagnes,
  pour aller visiter un monde étranger
 n’était descendu vers la plaine liquide ».
A l’âge d’or succède l’âge d’argent où les hommes se mettent à cultiver la terre en la fendant. A l’âge d’argent succède l’âge du bronze où l’homme construit des navires et cherche dans la terre non plus seulement des aliments mais aussi des richesses puisqu’« il en arracha ce qu’elle avait caché, ce qu’elle avait relégué près des ombres du Styx ». En dernier vient l’âge du fer où les hommes apprennent à s’armer.
Apparaît donc chez Ovide le thème selon lequel l’âge du bronze est celui où les hommes, en investissant des lieux autres que la surface de la terre ferme, s’approchent du royaume des ombres. La magie que les marins rencontrent à travers Médée, et l’Hadès sont ce vers quoi, sans le savoir, les hommes se dirigent. Ils touchent là deux mondes invisibles, deux régions de la pensée bien obscures, que les auteurs présentent cependant comme bien localisés.
[caption id="attachment_7450" align="alignleft" width="500"] “Medea”, Anselm Feuerbach, 1879[/caption]…à l’âge de la magie
La magie et la mort sont perçues comme deux réalités, elles sont du moins représentées comme telles. Il convient d’expliquer la phrase qui précède en signalant que si les auteurs latins se représentent l’homme de l’âge d’or comme robuste et insensible aux atteintes de la maladie, il n’y a pas de place pour un temps où la mort ne frapperait pas les hommes. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’Ovide laisse entendre que l’âge de bronze est celui où l’on se met à se soucier de la mort. Et c’est en cela que la mort devient une réalité, au sens où, après avoir détourné les yeux du ciel, les hommes les tournent vers leur condition, c’est à dire se mettent à voir la mort et à la considérer. Au moment où les hommes pénètrent ces lieux inviolés, la magie et la mort pénètrent le monde des hommes. Entrer dans ces lieux revient à prendre conscience de ces régions de la pensée que sont la magie et la mort, à les associer et surtout à les localiser. Autrement dit, quitter la surface de la terre et des choses, c’est, pour l’homme, prendre la voie du savoir, et par conséquent se trouver face à sa condition, aux conditions de son savoir, et de manière plus générale, se confronter à ce qui le conditionne.
Le crime consiste à avoir fait des routes entre les terres[8], des ponts entre les hommes, des liens entre les savoirs. Il y a bien réduction du monde puisque de multiple, il devient un. Mais il y a un problème d’authenticité, de vérité. Car la magie est elle–même confusion des savoirs, c’est ce que lui reproche Pline l’Ancien. Là où il y avait plusieurs savoirs et plusieurs voies pour la connaissance, la magie n’en prend qu’une seule : elle-même. Pour Pline, les arts magiques constituent bien une dangereuse simplification. Mais la logique des dieux implacables continue à s’appliquer. A l’unification géographique du monde dont l’ordre vient d’être brisé, ils répondent par l’envoi du savoir qui mélange les autres savoirs. Sur le chemin du savoir, apparaît Médée.
A l’interdit, ils répondent par l’interdit. Aux savoirs auparavant bien séparés, car détenus par des peuples tenus à distance par la mer, et qui peuvent à  présent se mélanger, ils répondent par le savoir syncrétique qu’est la magie. Au chef de ces marins impies, ils envoient celle qui fera de lui un héros tragique. Celle qui grâce à ces pouvoirs de magicienne peut lui faire accomplir des exploits, qui en feront un héros. Celle qui, avec ces mêmes pouvoirs, détruira le palais de Créon et tuera la seconde épouse de Jason, faisant de lui une pâle figure tragique.
Et par conséquent, ce qu’on désigne comme ailleurs ne l’est plus vraiment. Dire « ailleurs » est donc faux du moment qu’Argô prend la mer. D’où peut-être la vanité de l’ordre de Créon : « Va ailleurs inquiéter d’autres dieux ! », qui indique que le châtiment des dieux s’applique à l’insu des hommes. S’ils prennent conscience du danger que représente Médée, ils n’ont pas conscience qu’elle est « le prix à payer[9] », que cet ailleurs, qui servirait d’exutoire, fait partie du même monde dès lors que les flots ont été fendus. Il n’existe plus de frontière entre les peuples ni entre les savoirs. La machine infernale lancée contre les hommes se concrétise par l’apparition de la magie au sein de la cité, c’est-à -dire d’une connaissance étrangère et inconnue, mais surtout destructrice, à l’image de l’ordre du monde détruit par les Argonautes : voilà comment les Anciens se représentaient l’origine de la magie dans leur civilisation.
Arnaud Fabre
[1] Sénèque, Médée, Imprimerie nationale, coll. « Le spectateur français », trad. par Florence Dupont, p. 34
[2] Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale sur la magie, Paris, 1902-1903, repris dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1973, pp.1-141 ; plus précisément II, « Définition de la magie », pp. 10-17
[3] Sénèque, Médée, p. 34
[4] Id. , 316-317 ; « Nondum Boreas, nondum Zephyrus
                      Nomen habebant. »
[5] Ovide, Métamorphoses, I, Paris, Belles Lettres, trad. et notes de Georges Lafaye, note 2 p. 3
[6] Sénèque, Médée, 309-311 « Nondum quisquam sidera norat
                                     Stellisque, quibus pingitur aether
                                     Non erat usus »
[7] Ovide, Métamorphoses, I, Paris, Belles Lettres, note 4 p.4
[8] Sénèque, Médée, 371-372 ; « Nil qua fuerat sede reliquit
                                        Pervius orbis. »
[9] Sénèque, Médée, 360-363             « (…) Quod fuit huius
                                     pretium cursus ? aurea pellis
                                    maiusque mari Medea malum
                                    merces prima digna carina »