Oui, j’ai téléchargé Tinder. Cet article est mon alibi. « Non mais c’est pour la science, tu comprends », dis-je avec un petit air outré et un soupçon de mauvaise foi. J’avais besoin d’une excuse, n’assumant pas franchement d’avoir téléchargé, utilisé, et – pire encore – aimé cette application. Mais que celui qui n’a pas slidé frénétiquement (en « slidant » du coup malencontreusement un match potentiel) me jette la première pierre. Tinder est cette fameuse application inspirée de son homologue gay Grinder et basée sur la géolocalisation. « Matcher », c’est comme dire à un inconnu : « Hummm tu me plais bien » ou, au choix et selon votre registre de langue fétiche et votre degré de vulgarité: « Salut, tu veux voir ma chatte » (ou tout autre terme polysémique renvoyant à un organe génital, mais encore une fois, c’est au choix). Je m’égare. Tinder est une appli remarquable : on slide sur la gauche (« hummm non ») ou la droite (« Salut, toi»), un petit coup d’index comme une validation de l’autre. Tinder c’est la dictature du slide.
[caption id="attachment_7833" align="alignleft" width="782"] Copie d’écran www.gotinder.com[/caption]Si Tinder a un fort potentiel addictif (j’ai malheureusement vu une amie sombrer dans les affres de la dépendance après avoir téléchargé ladite application sur son portable), c’est parce que c’est très ludique. On repense alors à  The Social Network et la création de Facematch par ces post-adolescents intellos manifestement en plein bouleversement hormonal. Le slide, c’est ce petit geste qui dit « hors de ma vue », qui dit non : plus que la photo, on jette à la poubelle la personne qu’il y a derrière l’image, le tout sans vraiment s’en rendre compte. Tinder c’est l’aboutissement d’une objectification. L’appli déshumanise les usagers : la personne slidée sur la gauche ou la droite n’est rien d’autre qu’un pull qu’on rajoute ou non à sa whish list. Celui qui slide avec l’air un peu benêt est pris dans une espèce de boulimie, la gestuelle devient frénétique. Tinder, on le sait, évite le râteau tant redouté : on ne peut communiquer que s’il y a un match mutuel. Serions-nous donc devenues de petites choses fragiles, terrifiées à l’idée de parler aux gens, et ce d’autant plus s’il y a un rapport de séduction ? Dans la vraie vie, il n’y a pas (encore ?) de notifications pour signaler que l’attirance est a priori mutuelle.
Au fond, Tinder, c’est l’expérience totale du dating 2.0, alliant tous les aspects propres au digital : on a trois secondes à consacrer à la personne, on choisit comme sur un prospectus. « Ouais c’est cool, on a trois intérêts en commun ». Physique OK, amis en commun OK (ni trop – ils vont savoir que je suis sur Tinder – ni trop peu – est-ce un drogué, psychopathe voire pire encore, un forain ?), il aime Bref et Radiohead : OK, je like. Un like qui souvent n’est rien d’autre qu’un booster d’ego comparable à la recherche du like sur facebook, cette quête du plébiscite permanent. Tinder c’est le trip égotique par excellence : jeter l’autre pour mieux satisfaire un besoin narcissique. C’est ainsi que naît chez l’utilisateur le sentiment de prendre le pouvoir. On est grandis par l’aspect virtuel : désinhibés d’abord, mais aussi protégés, avec l’assurance que notre ego ne sera pas meurtri. Mais cette appli est essentiellement une interface qui veut transformer le contact virtuel en contact bien réel (par « contact » j’entends la rencontre en chair et en os, mais ne soyons pas prudes). Et le risque, c’est qu’on finisse par slider les gens dans la vie bien réelle comme on se plaît à le faire sur l’appli de l’année.
Leïla Messouak
3 Commentaires
Superbe article Leïla ! Je t’invite à regarder cette vidéo “L’amour mobil” http://vimeo.com/84175004 un reportage d’actualité réalisé dans le cadre du cours Reportage du Baccalauréat en Télévision de l’Université du Québec à Montréal.
Haha GENIAL ! Et tellement vrai ! Je me suis reconnue dans plusieurs de tes phrases… sauf que moi, je n’ai eu aucun alibi a telecharger Tinder…
Le Redfish
“La personne slidée sur la gauche ou la droite n’est rien d’autre qu’un pull qu’on rajoute ou non à sa wish list.” : ça résume bien l’enjeu du problème. A côté de Tinder, Adopteunmec.com et ses caddies de supermarché font petit joueur.
En tout cas ça fait plaisir de voir un article qui parle de Tinder avec autant d’humour. En trois paragraphes, tu arrives à transmettre une image bien plus aboutie que beaucoup d’articles de journaux “sérieux”, qui se prêtent au jeu “on a testé Tinder” pour faire une critique artificiellement équilibrée et donc un peu ras-des-pâquerette : d’un côté c’est bien que les gens se rencontrent, de l’autre c’est consumériste, fin de l’article.
LÃ tout y est : aspect compulsif et boulimique, ego, objectification… Beau travail !